Par André Charbin, avocat associé, Capstan Sophia-Antipolis

L’affaire de la « chemise arrachée » d’Air France et le refus de l’administration du travail d’autoriser le licenciement du seul représentant du personnel parmi les cinq protagonistes concernés, est le prétexte à cet éditorial. Au-delà des circonstances de fait de cette affaire dans le détail desquelles nous n’entrerons pas, la question de la nature et de la portée de la protection dont bénéficient les représentants du personnel mérite d’être posée.

L’origine de cette protection est ancienne : l’ordonnance du 22 février 1945 au profit des membres du comité d’entreprise, puis la loi du 16 avril 1946 à propos des délégués du personnel et enfin la loi du 27 décembre 1968 s’agissant des délégués syndicaux.

On comprend bien les raisons ayant conduit le législateur à introduire cette protection contre la rupture du contrat de travail : il s’agissait de garantir l’effectivité de l’activité des représentants du personnel sans risque pour ces derniers de perdre leur emploi en raison de leur évidente exposition à ce risque. La nature même de leur rôle est en effet susceptible de les conduire à s’opposer à l’employeur dans l’exercice de leur mandat.

Dans les années 1970, la jurisprudence de la Cour de Cassation et du Conseil d’état a renforcé la portée de cette protection. C’est à cette époque que les arrêts dits « Perrier » de la Cour de Cassation[1] et Safer d’Auvergne[2] du Conseil d’Etat consacrent la notion de « protection exceptionnelle et exorbitante du droit commun » en faveur des représentants du personnel.

L’unification de la procédure protectrice issue de la loi dite « Auroux » n° 82-915 du 28 octobre 1982 sur le renforcement des instances représentatives du personnel a abouti à confier la décision en matière de rupture du contrat de travail des représentants du personnel aux inspecteurs du travail.

Il est à noter qu’à l’occasion de la refonte du code du travail en 2008, le législateur a repris à son compte la terminologie jurisprudentielle de « salarié protégé » laquelle constitue depuis le titre même du livre quatrième de la deuxième partie du code du travail.

Rappelons enfin, pour mémoire, que l’exigence de protection des salariés investis de fonctions représentatives a en outre été consacrée au plan international et au plan communautaire.

Malgré le vent de réformes que les uns et les autres appellent de leur vœux avec souvent des objectifs diamétralement opposés, force est de constater, et on ne peut que s’en féliciter, que personne n’envisage de remettre en cause ce statut protecteur, ce d’autant qu’avec le développement envisagé de la négociation collective, particulièrement au niveau de l’entreprise, on peut raisonnablement penser que cette protection, dans son principe, doit demeurer.

Une telle remise en cause ne serait de toute façon pas compatible avec le principe n°48 du rapport Batinter qui vient d’être remis au Premier Ministre, principe au terme duquel : « Les salariés investis de fonctions représentatives par voie de désignation ou d’élection bénéficient, en cette qualité, d’un statut protecteur. »

La question peut par contre être légitimement posée de la portée de cette protection, tant au regard de l’actualité que de la pratique constatée au sein des entreprises dans la gestion de l’évolution ou de la rupture du contrat des représentants du personnel.

 

Sur le plan juridique

Depuis l’arrêt Safer d’Auvergne déjà évoqué, la nature du contrôle de l’administration du travail en matière de licenciement porte obligatoirement sur le respect de la procédure requise et l’absence de caractère discriminatoire de la mesure envisagée. En outre, l’administration peut toujours refuser le licenciement pour un motif tiré de l’intérêt général.

En matière de licenciement pour inaptitude, le contrôle de l’administration porte également sur la matérialité de l’inaptitude, sur la justification du licenciement compte tenu des caractéristiques de l’emploi exercé et sur les recherches de reclassement opérées par l’entreprise.

Dans le même esprit, en matière d’insuffisance professionnelle, le contrôle de l’administration porte sur la justification de l’insuffisance compte tenu des caractéristiques de l’emploi exercé et sur les possibilités de reclassement dans l’entreprise.

En matière de licenciement disciplinaire, l’autorité administrative doit rechercher si les faits sont d’une gravité suffisante pour justifier le licenciement envisagé. Il s’agit là d’une faute qui n’est pas une faute grave au sens de la jurisprudence judiciaire (c’est-à-dire une faute empêchant la poursuite immédiate du contrat de travail) mais qui est une faute se situant au-delà de la « simple » faute réelle et sérieuse, laquelle, faut-il le rappeler, peut justifier le licenciement d’un salarié non protégé.

Il est intéressant de noter que dans les conclusions du Commissaire du gouvernement dans l’arrêt Safer d’Auvergne, celui-ci a précisément écarté l’exigence d’une faute grave pour éviter de faire bénéficier le représentant du personnel « d’une immunité partielle ».

Une telle analyse semble de prime abord équidistante et pragmatique. La réalité est cependant toute autre.

 

Sur le plan pratique

En matière de licenciement disciplinaire, l’administration du travail est particulièrement exigeante quant à l’analyse de la gravité des fautes commises. On le constate notamment dans les dossiers de harcèlement moral ou sexuel impliquant un salarié protégé, c’est-à-dire dans des affaires où la preuve est souvent difficile à apporter et ne peut l’être qu’au travers d’un faisceau d’indices pas toujours concordants. Force est de constater que le seuil de tolérance en la matière est sans commune mesure avec celui admis pour les salariés non protégés.

On le constate aussi lorsque le représentant du personnel se voit reprocher une attitude agressive, ou des comportements fautifs déviants et souvent inacceptables à l’égard de sa hiérarchie et que l’administration du travail se réfugie derrière un contexte social tendu ou conflictuel pour minimiser la faute du représentant du personnel. Plus gênant encore, lorsque l’employeur sollicite à plusieurs reprises l’administration pour un même salarié protégé mais pour des fautes différentes ou répétées, l’administration ne manque pas alors d’évoquer l’existence d’un acharnement ou d’une discrimination pour en déduire l’existence d’un lien avec le mandat et ainsi refuser, sur ce motif, toute demande d’autorisation de licenciement.

Quant aux licenciements non disciplinaires (pour inaptitude ou pour insuffisance professionnelle) l’exigence de l’administration en matière de recherche de reclassement est particulièrement rigoureuse. On a ainsi souvent le sentiment d’être astreint à une véritable obligation de résultat pour les protégés alors que, pour les autres salariés, la jurisprudence ne fait peser sur l’employeur qu’une obligation de moyen.

Que dire enfin de l’impossibilité pour un employeur de modifier unilatéralement les simples conditions de travail d’un salarié protégé alors qu’il peut l’imposer à tous les autres salariés ?

Globalement, ces quelques exemples ne peuvent que conduire au constat selon lequel les salariés détenant un mandat de représentant du personnel ne bénéficient pas d’une simple protection mais souvent d’une véritable immunité rendant très difficile, voire impossible, la rupture ou l’évolution de leur contrat de travail.

C’est tellement vrai qu’en pratique, la recherche d’une voie négociée avec le représentant du personnel est le plus souvent privilégiée, seul moyen permettant à l’employeur d’espérer une issue favorable à une demande d’autorisation de licenciement… mais à quel prix !

 

Une suggestion d’évolution

A l’heure où chacun s’accorde à reconnaître la nécessité de réformer notre droit du travail, serait-il utopique d’imaginer que la procédure de licenciement des représentants du personnel puisse, elle aussi, faire l’objet de quelques évolutions ?

Une voie semble pouvoir se dessiner consistant à limiter le contrôle administratif au seul examen du respect des procédures, de l’absence de lien avec le mandat et de l’examen de l’intérêt général.

Ceci existe déjà en matière de demande d’autorisation du transfert du contrat de travail d’un salarié protégé en cas de transfert partiel d’activité. Dans cette situation en effet, le contrôle administratif est réduit au contrôle de la matérialité du transfert, à l’exécution effective du contrat du salarié concerné dans l’entité transférée et à l’absence de discrimination. Qui plus est, le motif tiré de l’intérêt général ne peut pas être mis en avant par l’administration pour refuser l’autorisation de transfert. Or, il faut bien admettre que les choses se passent plutôt bien en pratique dans ce domaine.

S’inspirer de cette situation permettrait, une fois le lien avec le mandat exclu, le respect des procédures engagées validé et même l’absence d’intérêt général particulier constaté, de laisser la responsabilité de la rupture au seul employeur sous le contrôle du juge judiciaire. Le caractère légitime ou non des motifs invoqués à l’appui du licenciement du salarié protégé par l’employeur échapperait au contrôle de l’administration pour être laissé à l’appréciation du juge judiciaire.

Ainsi, une fois écarté le risque lié à un éventuel lien avec le mandat, le contrat de travail assorti de son lien de subordination retrouverait toute sa place et plus rien ne justifierait un traitement distinct entre les salariés. Les salariés, protégés ou non, se retrouveraient traités d’égale manière. On ne voit d’ailleurs pas pourquoi le principe d’égalité de traitement pour des salariés placés dans une situation identique, serait écarté, dès lors, encore une fois, que l’administration validerait préalablement l’absence de lien avec le mandat. Voilà un thème intéressant de simplification de la vie des entreprises peu évoqué tant le poids historique de la lutte des classes dans notre pays rend un tel sujet extrêmement sensible.

[1] Chambre Mixte, 21 juin 1974, Castagne et autres c/ Epry (Perrier), Bull. Civ. Mixte n°3.

[2] Conseil d’Etat, 5 mai 1976, SAFER d’Auvergne.

 

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