Par Arnaud Martinon et Jean-François Cesaro, Capstan Avocats

« La loi est (…) un acte de souveraineté, et le propre de la souveraineté est de s’imposer à tous, sans qu’on puisse réclamer d’elle aucune compensation ».

La citation ancienne de Laferrière, justifiant l’irresponsabilité de l’État en raison de la confection et de l’application de la loi, ne peut certainement pas résister aux mutations des ordres juridiques. L’expansion du droit de l’Union européenne, et les risques de contradiction de la norme française à un droit « venu d’ailleurs », a nécessairement modifié la donne.

Une récente décision du tribunal administratif de Clermont-Ferrand offre une preuve de cette évolution. La matière est la durée du travail, précisément le droit des congés payés, domaine dans lequel l’on sait que le droit du travail français est entré depuis quelques années en tension avec le droit du l’Union. Etait en cause un salarié de la société Goodyear Dunlop Tires France dont la période d’arrêt de travail n’avait été prise en compte que partiellement dans le calcul des droits à congés annuels. En l’espèce, l’employeur ne faisait qu’appliquer strictement le droit français : les périodes pendant lesquelles l’exécution du contrat de travail est suspendue pour une cause non professionnelle n’entre pas dans le champ des périodes assimilées à du temps de travail effectif pour le calcul des congés payés (C. trav., art. L. 3141-5). Dans ces conditions, le salarié saisissait le juge administratif afin d’engager la responsabilité de l’état français.

Il n’est pas étonnant que l’article L. 3141-5 soit aujourd’hui au cœur du contentieux de la responsabilité administrative ; c’est une réplique de la position de la Cour de cassation qui refuse de retenir une interprétation contra legem de la loi (et donc qui rejette le choix de l’assimilation des absences non professionnelles à celles professionnelles pour le calcul des congés payés) : en 2013, elle précisait clairement que « la directive n°2003/88/CE ne pouvant permettre, dans un litige entre des particuliers, d’écarter les effets d’une disposition de droit national contraire, la cour d’appel a retenu à bon droit, au regard de l’article L 3141-3 du Code du travail, que le salarié ne pouvait prétendre au paiement d’une indemnité compensatrice de congés payés au titre d’une période de suspension du contrat de travail ne relevant pas de l’article L. 3141-5 du Code du travail » (Cass. soc., 13 mars 2013, n° 11-22.285 : RJS 2013, n° 384). En retenant une position contraire à la directive et à l’interprétation retenue par la Cour de justice de l’Union européenne, le juge judiciaire a renvoyé la balle au législateur français : à ce dernier de prendre ses responsabilités et de se conformer au texte international ; il n’appartient pas au juge judiciaire de tordre la loi … Résonne au loin la voix de Montesquieu et le principe de la séparation des pouvoirs !

Dans ces conditions, comment sortir de l’imbroglio, surtout lorsque le législateur résiste à toute évolution législative ? Un recours en manquement exercé contre l’Etat français ? À notre connaissance, rien de tel n’a été entrepris pour le moment. Un recours en manquement engagé par le salarié lésé ? Impossible, car le salarié ne dispose pas du droit d’agir contre l’État devant le juge européen.

Reste l’action en responsabilité de l’État engagée par le salarié en raison d’une directive non transposée ou mal transposée. Le juge administratif n’y est plus opposé depuis 2007 : la responsabilité de l’État du fait des lois est susceptible d’être engagée en raison des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’intervention d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France (CE, ass., 8 févr. 2007, n° 279522, Gardedieu). Dans les pas de cette jurisprudence importante, le tribunal administratif de Clemont-Ferrand retient aujourd’hui la responsabilité de l’Etat en matière de congés payés : « la réduction des droits à congé [du salarié] à une durée inférieure à quatre semaines lui crée un préjudice dont l’absence de transposition de la directive 2003/88/CE est directement à l’origine ; (…) par suite, le requérant, ainsi dépourvu de toute chance sérieuse d’obtenir le rétablissement de son droit à congé annuel par les juridictions judiciaires, est fondé à demander à engager la responsabilité de l’Etat du fait de l’inconventionnalité de l’article L 3141-5 du code du travail » (TA Clermont-Ferrand, 6 avr. 2016, n° 1500608). Où l’on constate que le juge s’oblige à caractériser les conditions de a responsabilité (CJCE, 5 mars 1996, aff. C-46 et 48/93, Brasserie du Pêcheur et Factortame III : Rec. CJCE 1996, I, p. 1029) : 1/ la règle de droit violée a pour objet de conférer des droits aux particuliers, 2/ la violation doit être suffisamment caractérisée, 3/ il existe un lien de causalité direct entre la violation de l’obligation qui incombe à l’État et le dommage subi par les personnes lésées.

Retenue à propos des congés payés, la démarche pourrait connaître un vif succès dans d’autres domaines : par exemple, le salarié pourrait-il obtenir réparation au motif que l’article L. 1224-1 du Code du travail, à l’inverse de la directive 2001/23, ne pose pas d’obligation d’information à la charge de l’employeur (Cass. soc., 17 déc. 2013, n° 12-13.503 : JCP S 2014, note P. Morvan) ? Un syndicat pourrait-il obtenir réparation au motif que l’article L. 1111-3 du Code du travail relatif au décompte des effectifs est incompatible avec le droit de l’Union (Cass. soc., 9 juill. 2014, n° 11-21.609, note Y. Pagnerre) ?

Les juges clermontois devraient certainement inspirer de nouveaux contentieux. Il n’est guère certain que l’autorité de la loi ou la sécurité juridique soient les premiers bénéficiaires de tels litiges.

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