Fréget Glaser & Associés : "Nous avons un regard juridique sur les problématiques de politique économique"
Décideurs. Quelles sont vos perspectives pour l’année à venir ?
Olivier Fréget. Nous fusionnons avec Emmanuel Glaser pour devenir le cabinet Fréget Glaser & Associés au 1er janvier 2021, en intégrant de nouveaux locaux. Nous serons cinq associés : Emmanuel Glaser, Liliana Eskenazi, Sandrine Perrotet, Florence Bernigard et moi-même. Par cette fusion, le cabinet va ainsi croître de 40 %.
Emmanuel Glaser. J’ai commencé ma carrière en tant que membre du Conseil d’État, où j’ai passé quatorze ans, puis j’ai décidé en 2011 de devenir avocat comme associé chez Veil Jourde. Je travaille avec Olivier Fréget depuis cinq ans et nos pratiques en droit public et en droit de la concurrence sont très complémentaires. Nous avons en outre de grandes convergences dans notre approche des dossiers et des clients.
O. F. Notre association va permettre de fusionner nos deux pratiques : l’expertise de haut niveau en droit public d’Emmanuel Glaser et de son équipe, et l’expérience accumulée par la mienne en droit de la concurrence et de la régulation. Notre objectif est d’amener un regard juridique sur ces problématiques de politique économique. Notre association sera assez originale : je ne pense pas qu’un cabinet ait déjà poussé aussi loin l’intégration dans le droit économique d’une approche de privatiste et de publiciste.
Qu’est-ce qui fait selon vous la force de votre cabinet en droit de la concurrence ?
O. F. Aujourd’hui, nous sommes un cabinet tourné vers la représentation en justice et devant les autorités de concurrence et de régulation. Nous traitons des dossiers en droit de la concurrence, notamment dans des secteurs qui sont caractérisés par l’existence d’une régulation, et sommes capables d’en tirer toutes les conséquences en droit commercial. Autour de ce noyau, nous avons construit une équipe dont la caractéristique est de couvrir la totalité des forums en France, mis à part le pénal. Les avocats interviennent ainsi devant toutes les autorités de régulation, à l’exception de l’AMF. Notre marque de fabrique est d’interroger la règle de droit au regard de sa fonction économique et des besoins de régulation du marché. Il est intéressant de voir combien à leur apparition, certaines règles de droit économique incorporaient nécessairement une vision précise de la manière dont les rapports économiques apparaissaient devoir se régler. Certaines de ces considérations sous-jacentes ont pu devenir obsolètes ou au contraire demeurer pertinentes. Par exemple, la valeur du consentement dans un contrat dépend de l’équilibre des forces entre les deux parties : dans certaines situations, nous serons les plus féroces défenseurs de la validité du consentement et de la force obligatoire du contrat, alors que dans d’autres nous serons amenés à proposer de relativiser ce principe du fait des particularités du marché, de l’existence de dépendances économiques ou d’asymétries différentes de celles qui étaient sous-jacentes. Pour que le droit économique conserve son objet, régler la rivalité entre acteurs, il faut donc continuellement être capable de replacer la règle que l’on veut appliquer par rapport à sa finalité, en tenant compte des apports de nombreuses disciplines : économiques, mais aussi constitutionnelles, voire philosophiques tout en intégrant les aspects technologiques qui sont de plus en plus prégnants dans certains contentieux.
"Notre marque de fabrique est d’interroger la règle de droit au regard de sa fonction économique et des besoins de régulation du marché."
La réflexion selon laquelle il faut toujours tenter de redonner à la loi sa finalité économique et sociale sous-jacente participe ainsi de l’ADN de notre cabinet. C’est pour cela que nos dossiers sont si particuliers : nous représentons à la fois des entreprises déjà bien installées qui nous sollicitent souvent sur des problématiques très complexes parce qu’elles sont confrontées à des règles obsolètes ou à une instrumentalisation du droit de la concurrence par leurs adversaires, mais également des entreprises plus récentes, plus disruptives, qui, par une approche en droit de la concurrence et de la régulation, souhaitent s’ouvrir certains marchés alors qu’ils leur sont fermés par certains comportements s’arc-boutant sur des considérations juridiques dépassées, et ce, sans crainte de bousculer quelques rentes et préjugés.
Quelles sont les grandes problématiques actuelles en droit de la concurrence et en matière de régulation ?
O. F. L’une des problématiques les plus importantes qui nous apparaît aujourd’hui est, paradoxalement, de réinterroger le champ d’intervention du droit de la concurrence, tant dans ses dimensions géographiques que matérielles parce qu’il ne constitue qu’une des facettes du droit économique. Le droit de la concurrence nous donne en effet le sentiment de vouloir "sortir de son lit", comme on le dirait d’un fleuve, pour se saisir de problématiques qui sont par nature "en dehors du marché", comme les pratiques de lobbying, l’exercice du droit d’ester en justice, la fixation des prix par les pouvoirs publics ou encore les questions de déontologie dans les professions réglementées. L’intérêt de l’Autorité pour des marchés d’une dimension sans rapport avec son office territorial se situe également dans la droite lignée de cette problématique.
Or, le droit de la concurrence a un domaine de validité et son efficacité suppose une adéquation entre ses moyens de projection et la source du problème. Sa logique intrinsèque exige qu’il s’applique à des problématiques sur des "marchés", c’est-à-dire des environnements dans lesquels le prix et la qualité sont déterminés par la loi de l’offre et de la demande – non par les pouvoirs publics – et uniquement, lorsque des comportements tentent d’en affecter le fonctionnement à ce niveau. S’il tente de s’appliquer en dehors du champ pour lequel il a été conçu, le droit de la concurrence peut venir en conflit avec d’autres considérations de politique publique – voire de libertés fondamentales – pour lesquelles il n’a non seulement pas été conçu, mais qui peuvent être incompatibles avec sa dimension répressive. Il peut bouleverser la structure de la concurrence et déstabiliser les anticipations légitimes des acteurs notamment lorsque ceux-ci ont pris des risques.
C’est une question d’une complexité considérable dont je ne crois pas que les juridictions françaises, qu’il s’agisse de la Cour de cassation ou du Conseil d’État, voire européenne, Cour de justice de l’Union, n’aient encore pleinement mesuré l’importance. À nous d’essayer de les convaincre de regarder ces questions avec un oeil autre que celui d’autorités administratives indépendantes qui peuvent y voir une extension qu’elles estiment peut-être toujours souhaitable de leurs pouvoirs.
"Le droit de la concurrence a un domaine de validité et son efficacité suppose une adéquation entre ses moyens de projection et la source du problème."
Cette réflexion est d’autant plus importante que cette évolution intervient dans un contexte où, par ailleurs, les autorités de concurrence se sont vu, en pratique, reconnaître une quasi-opportunité des poursuites. Les moyens qu’elles décident seules d’affecter à ces incursions dans des domaines adjacents peuvent ainsi faire défaut dans l’exercice de leurs missions premières. Mais qui va en juger ?
Il nous semble ainsi que nous sommes à un moment charnière du droit de la concurrence, en tout cas français. Le risque d’une dérive, en germe avec la notion de "régulation concurrentielle" inventée il y a quelques années, nous semble représenter un sujet majeur pour les entreprises, les marchés concernés et, finalement, l’intérêt général. Peu semblent s’en soucier au sein des pouvoirs publics, qui apparaissent presque fascinés par un droit de la concurrence devenu une sorte de couteau universel en réponse à toutes les questions économiques qui les embarrassent… ce qu’il ne peut pas être et ne doit pas être, si on prend en compte qu’il s’agit d’un droit répressif ou l’imagination juridique ne peut avoir qu’une place marginale.
Et qu’en est-il de la Commission européenne ?
O. F. Aujourd’hui, les méthodes sont quelque peu différentes, mais les difficultés du même ordre. Il semble également que nous assistions au franchissement d’une étape supplémentaire dans la confusion entre l’agenda politique et l’agenda juridictionnel. En matière de politique de concurrence, la Commission agit depuis l’origine en procureur, juge et législateur. Tant qu’il s’agissait de s’opposer à des États membres disposant de pouvoirs régaliens du même ordre, cela pouvait apparaître comme approprié. Lorsqu’en revanche il s’agit de cibler des entreprises ayant obtenu leur position sur le marché par les mérites, la question mérite d’être posée à nouveau. On peut même en réalité penser que le fonctionnement actuel de la Commission donne en quelque sorte le mauvais exemple aux autorités nationales dans leur désir d’aller toujours loin. Récemment, monsieur Andrea Coscelli, le très remarquable par ailleurs, chief executive de la Competition and Market Autority britannique (la « CMA ») indiquait publiquement, en substance, au Parlement anglais que, faute pour celui-ci d’intervenir dans le sens qu’il souhaitait face aux Gafam (acronyme désignant les géants du numérique Google Amazon Facebook Apple et Microsoft), il se servirait du droit de la concurrence pour atteindre ses objectifs. Est-ce bien là l’attitude que l’on attend d’une autorité relevant de l’exécutif ? Ne faut-il pas ainsi revenir à une séparation structurelle des pouvoirs au sein de la Commission et des autorités nationales, ce qui, avec un peu de malice j’en conviens, reviendrait à ne leur appliquer que ce qu’elles souhaitent finalement imposer à des entreprises puissantes comme le sont indubitablement certains membres des Gafam ? Cela peut apparaître provocant, mais les dynamiques d’abus de pouvoir n’apparaissent pas seulement dans la sphère privée. Il nous semble ainsi qu’il est nécessaire de réfléchir à nouveau à une séparation des pouvoirs au sein de toutes les autorités de concurrence, car c’est ce qu’il y a de plus fondamental pour que l’État de droit soit respecté. Là aussi le travail de conviction à mener est important alors qu’il s’agit d’une question cruciale pour les entreprises. Il leur appartiendrait de s’en saisir, ce qu’elles ne font pas à notre sens pleinement.