La réussite d’une stratégie de croissance longue n’est pas une stratégie simple, dans la continuité des actions passées. Elle nécessite une amélioration continue de l’existant mais également des ruptures et des remises en cause fortes. Elle oblige à réussir à travailler sur deux horizons de temps : le court terme et le long terme. Le principe est une évidence. Sa mise en œuvre est complexe.

Deux horizons de temps pour le CEO et la direction générale

Les directions générales sont constamment confrontées à des arbitrages entre les investissements à long terme pour la croissance et les résultats à court terme, entre le temps alloué à la stratégie et celui consacré à l’optimisation des opérations. Elles évoluent en permanence dans quatre dimensions, combinaison de deux perspectives: d’une part, croissance par rapport à rentabilité, et d’autre part, court terme par rapport au long terme. Idéalement, ces perspectives ne sont pas antagonistes. Cependant, en pratique, des arbitrages constants sont nécessaires. Ces choix ne se font jamais au profit exclusif d’une seule dimension. Or, le temps et les ressources entre ces dimensions sont toujours contraints et souvent mal alloués. Cet équilibre ne doit pas être laissé au hasard.

Risque d’une surexposition sur l’un des horizons de temps

Il faut éviter une surexposition sur l’un des horizons de temps avec deux risques. Le risque de myopie. L’entreprise se focalise sur le court terme sans intégrer les enjeux et les moyens de la perspective de long terme. Kodak n’a pas échoué à cause de la technologie. Elle n’a pas "raté" la photographie numérique. Elle a inventé le premier appareil photo numérique. Elle n’a pas "raté" l’internet. Elle a acheté un site populaire de partage de photos en ligne dix ans avant Instagram. Kodak a échoué parce qu’elle a privilégié le court terme sur le long terme.

"Seuls les capitaines d’industrie réussissent à concilier les deux horizons de temps, le court terme et le long terme"

Le risque de presbytie. L’entreprise se focalise sur le long terme (et le modèle d’activité de rupture de fin de jeu de l’industrie) sans intégrer le chemin critique entre le court et le long terme. La vision de Vivendi de convergence entre la technologie et la création audiovisuelle du début des années 2000 s’est avérée pertinente. La vision stratégique de Jean-Marie Messier s’est concrétisée dans les faits. Cependant, Vivendi n’a pas su faire le pont entre la situation de départ et la vision d’arrivée. Intégrer les deux horizons est complexe parce qu’ils obéissent à des logiques, des perspectives, des approches, des compétences et des enjeux financiers différents. Steve Jobs a réussi le redressement et le succès d’Apple à partir de 1997 parce qu’il avait une vision sur les grandes dynamiques de l’industrie et notamment la convergence entre la technologie et la création (graphique, musicale et vidéo) et qu’il a su gérer le court terme. Ce qui a sauvé Apple est une innovation de design de faible ampleur mais terriblement efficace: l’iMac. Steve Jobs a imposé un produit simple mais avec une communication forte et différenciante. Cette réussite lui a permis de mettre en œuvre sa vision.

La perspective de court terme

Les stratégies de court terme visent à améliorer les positions stratégiques et la rentabilité de court terme. Elles améliorent l’existant: renforcement des positions et de la génération de cash-flows; focalisation sur des segments bien définis; gains de parts de marché et mise en œuvre des effets d’échelle; croissance relutive grâce au développement des avantages concurrentiels; concentration du marché et établissement d’un clair leadership; baisse des coûts avec réallocation dans des initiatives de croissance… Elles permettent de croître sans dilution. Mais elles ont des limites. Dans les marchés mûrs, il est difficile de concentrer les marchés à l’infini. Il faut donc trouver régulièrement de nouvelles sources de croissance. Par ailleurs, les segmentations qui soustendent les stratégies changent sous l’effet des évolutions de la demande, des technologies, ou des modèles d’activités de concurrents qui, pour croître, sortent de leurs segments. Ainsi, des métiers jusque-là nationaux s’internationalisent, les producteurs s’intègrent en distribution ou réciproquement, les gammes de produits ou de services offerts s’étendent en nature ou en niveaux de gammes, des étapes de valeur disparaissent et des métiers jusque-là distincts fusionnent en transformant des industries. Les stratégies court terme sont nécessaires parce qu’elles donnent des marges de manœuvre. Elles sont insuffisantes parce qu’elles ne sont pas éternelles.

La perspective de long terme

La perspective de long terme impose des ruptures importantes et des remises en question profondes: redéfinition des segments pertinents pour identifier les sources de croissance (métiers, géographies, canaux de distribution, groupes de clients, etc.); focalisation sur un nombre restreint d’objectifs ambitieux, en évitant la dispersion des actions; réallocation radicale des ressources entre les différents métiers et géographies, nécessitant une redistribution au sein des entités managériales; redéfinition des leviers d’investissement et de différenciation indispensables à la croissance (prix, marque, valeur du produit, canal de distribution, positionnement, etc.), ce qui entraîne une révision du modèle économique. Ces changements impliquent une réorganisation des priorités, s’éloignant de "la stratégie au fil de l’eau", des tensions au sein du management, une prise de risques plus élevée et, potentiellement, une volatilité accrue des résultats financiers, nécessitant ainsi un contrôle strict des opérations.

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Qu’en conclure ?

Les deux horizons de temps stratégiques sont nécessaires. Les stratégies de court terme permettent de concentrer une activité. Les stratégies de long terme permettent de concentrer une industrie entière. Sans les premières, il n’y a pas de rentabilité. Sans les secondes, il n’y a pas de croissance à long terme. Le passage de "stratégie de court terme" à des "stratégies de long terme" ne se fait pas dans la continuité. Cela suppose une rupture. À court et moyen terme, ce sont bien les plus compétitifs qui concentrent leur marché dans un segment donné. Mais à long terme, ce sont les plus rapides et les plus ambitieux qui créent de la valeur et qui concentrent finalement l’industrie. Les bons managers se focalisent sur le court terme. Les visionnaires s’intéressent au long terme mais prennent le risque d’être dépassé par le court terme. Seuls les capitaines d’industrie, délégants efficaces et visionnaires réalistes, réussissent à concilier les deux horizons de temps. 

 

Points clés : 

  • Pour créer de la valeur à long terme, il faut croître régulièrement de plus de 7,5 % par an et travailler sur deux horizons de temps: court terme et long terme.
  • Les stratégies de court terme permettent de concentrer une activité. Les stratégies de long terme permettent de concentrer une industrie.
  • Sans les premières, pas de rentabilité. Sans les secondes, pas croissance à long terme.
  • Le président doit être un délégant efficace dans la mise en œuvre des stratégies de court terme et un visionnaire réaliste dans les stratégies de long terme

 

Sur l'auteur : 

Jean Berg est président de Strategia Partners, cabinet international de conseil en stratégie basé à Paris, Zurich, New York, Seattle et Shanghai. Strategia Partners assiste les directions générales et les investisseurs dans leur stratégie de croissance et d’allocations de ressources en intégrant trois perspectives : stratégique & financière, environnementale et humaine.