Le rachat de SFR par Altice est dorénavant associé en droit de la concurrence à du « gun-jumping ». Le régulateur français vient de le sanctionner d’une amende record de quatre-vingts millions d’euros pour réalisation anticipée du rachat. Une première mondiale pour ce type d’opération, une première tout court pour la nouvelle présidente de l’Autorité de la concurrence Isabelle de Silva.

SFR Group et Altice Luxembourg devront payer une amende de quatre-vingts millions d’euros dans les prochains mois : ils n’ont pas respecté le droit de la concurrence en 2014 lors des rachats par Numericable, filiale d’Altice, de SFR et d’OTL (titulaire de la marque Virgin Mobile). Les entreprises auraient méconnu ou tout du moins ont passé outre au principe suspensif selon lequel il est interdit de procéder à l’opération avant que l’Autorité de la concurrence n’ait rendu sa décision.

 

Une première mondiale

Pour Isabelle de Silva, présidente de l’Autorité de la concurrence : « La décision est historique et exemplaire. C’est la première fois en France et en Europe que la réalisation anticipée d’une opération est sanctionnée. » En effet, le cas européen qui se rapproche le plus de cette affaire est la condamnation en 2009 d’Electrabel à une amende de vingt millions d’euros par la Commission européenne, car l’entreprise n’avait pas notifié son opération. La grande différence est que cette fois les sociétés ont bel et bien respecté l’obligation de notification. Leur faute a été de procéder au développement de l’opération avant autorisation par l’Autorité de la concurrence. Aux États-Unis, ce comportement a déjà été sanctionné, mais « jamais par une amende ou à la suite de comportements d’une telle ampleur », poursuit Isabelle de Silva.

 

Prise de contrôle en période suspensive

Après des négociations en mars 2014, Numericable et SFR notifient leur projet de fusion dans la foulée à l’Autorité de la concurrence le 5 juin. L’opération est autorisée le 30 octobre. Pourtant, selon Umberto Berkani, rapporteur général adjoint de l'Autorité de la concurrence : « Dès le moment de la notification, les deux entreprises ont commencé à se comporter comme si le rachat avait déjà eu lieu. »  

En effet, dès le 18 novembre de cette même année, SFR lance une nouvelle gamme d’offres très haut débit, « Box TV Fibre », en utilisant le réseau Numericable. Ce qui met la puce à l’oreille du régulateur : comment une telle offre, nécessitant un certain temps de préparation, peut sortir à peine un mois après son autorisation ? L’institution ouvre donc une enquête, et après des opérations de saisie et de contrôle en avril 2015, constate des comportements témoignant d’une mise en œuvre anticipée du rachat. Entre mai et octobre 2014, avant même la notification, la participation de SFR à un appel d’offres concernant le développement de la fibre optique en Seine-et-Marne est ainsi soumise à l’accord du plus haut dirigeant du groupe Altice. Même chose en octobre 2014, lorsque SFR souhaite renégocier son accord de partage de réseaux avec Bouygues Telecom.

Autre anomalie pendant l’été 2014, lorsque SFR lance des offres promotionnelles censées se terminer en août : elles prennent fin en juillet, deux semaines après qu’Altice demande à SFR de les arrêter.

 

Nomination des dirigeants

Dans l’affaire du rachat d’OTL par Numericable, la notification est envoyée à l’Autorité le 25 septembre 2014 et l’opération est autorisée le 27 novembre. Mais Numericable valide des décisions stratégiques courant… mai. Pire encore : le 18 novembre, le directeur général de Virgin Mobile intègre le comité exécutif de SFR-Numericable, mais avait pris ses fonctions mi-octobre, « soit avant même que le rachat de SFR ne soit autorisé », insiste Umberto Berkani. La filiale d’Altice met aussi en place un mécanisme d’information hebdomadaire lui permettant de suivre les performances économiques d’OTL.

 

Transaction

Lors de l’enquête, les deux entreprises proposent une procédure de transaction à l’Autorité : les opérateurs ne nient pas les faits et s’engagent à ne pas attaquer la sanction. Isabelle de Silva rappelle que « si le collège fixe librement le montant de l’amende, le comportement et la collaboration des entreprises avec l’Autorité sont souvent pris en compte ». Ce qui est le cas en l’espèce. SFR et Altice auraient pu écoper d’une amende de 500 millions d’euros par affaire, soit un milliard d’euros au total. Finalement, le collège condamne SFR Group (renommé ainsi en 2016) et Altice Luxembourg à payer solidairement l’amende de quatre-vingt millions d’euros. De plus, l’Autorité aurait pu condamner les entreprises pour ententes anti-concurrentielles, mais n’a pas jugé utile de différencier les deux infractions dans l’affaire.

 

Sanction proportionnée

Si la sanction paraît faible, elle est, selon l’Autorité, proportionnée à l’infraction et à ses conséquences sur le marché : impossible ici d’infliger la même amende de 350 millions d’euros qu’à Orange pour abus de position dominante. De manière générale, les facteurs pris en compte dans le calcul du montant sont notamment l’importance des opérations, l’ampleur des comportements ainsi que leur durée et le recours à la procédure de transaction. La présidente de l’Autorité ajoute que « la sanction est tout de même lourde : c’est quatre fois plus que ce que la Commission européenne avait imposé à Electrabel pour manquement à l’obligation de notification ».

 

Incertitude

Les entreprises ne contestent pas la décision mais se défendent en évoquant le cadre juridique incertain de la période suspensive : pour préparer une fusion, un minimum d’informations doivent être échangées. Or, la ligne entre ce qui peut être partagé et ce qui ne le peut pas – pour des raisons évidentes de confidentialité par rapport au marché – reste très fine et n’est pas clairement déterminée par les textes. Pour Isabelle de Silva, « cette affaire est une démonstration pratique des principes de l’institution ». Le message aux entreprises est clair : restez vigilantes en matière d’informations échangées lors de la période suspensive, « qui reste relativement courte au vu de la rapidité de l’institution à rendre ses décisions », conclut la présidente.

 

Emilie Smelten

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