Deloitte, acteur historique de l’évaluation financière, continue le développement de ses activités litigation support. Battine Edwards, associée responsable de la pratique Disputes (estimation de préjudices financiers et évaluation d’entreprises dans un cadre contentieux) et régulièrement nommée en tant qu’expert dans le cadre de procédures d’arbitrage international, et Gildas de Muizon, expert judiciaire en économie et finance près la cour d’appel de Versailles et managing partner des activités Economic Advisory, Forensic et Valuation & Modeling, sont aux aguets des tendances du marché. Vision originale des pratiques anticoncurrentielles par l’Autorité, litiges ESG, vague des litiges M&A... Ces deux associés passionnés se montrent enthousiastes à l’idée d’accompagner leurs clients à l’occasion de litiges en mutation.
Gildas de Muizon & Battine Edwards (Deloitte) : “Nous développons nos cœurs de métier, jouons à plein les synergies et investissons sur la data”
Décideurs. Quelles sont les grandes tendances de votre secteur ?
Gildas de Muizon. Concernant les tendances en droit de la concurrence, les deux dernières années ont été particulièrement actives en M&A. Depuis quelques mois, avec le ralentissement du M&A, on observe un retour en force du contentieux. L’actualité est riche en pratiques anticoncurrentielles avec une évolution assez marquante : on observe relativement moins de pratiques anticoncurrentielles classiques comme des cartels sur les prix ou des répartitions de marché et l’Autorité de la concurrence s’aventure sur de nouveaux champs avec une volonté de contrôler des pratiques dont l’objet anticoncurrentiel n’est pas évident. En outre, dans un contexte généralisé de crise et une intervention étatique très forte dans l’économie, on observe un retour en force des problématiques d’aides d’État et de subventions avec des enjeux très importants en termes de souveraineté européenne, de réindustrialisation et de développement des secteurs d’avenir (batteries,
hydrogène, etc.).
L’autre grande tendance qui se confirme, c’est le private enforcement et sa généralisation. Nos clients sont de plus en plus sensibilisés aux enjeux indemnitaires qui suivent une condamnation pour pratiques anticoncurrentielles. Pour les auteurs de pratiques anticoncurrentielles, il est maintenant indispensable, au-delà du risque d’amende, d’évaluer les risques de devoir indemniser les victimes. Les tribunaux ont de plus en plus d’expérience sur ces dossiers complexes. L’évaluation des préjudices causés par les pratiques anticoncurrentielles nécessite de combiner aux approches comptables et financières des analyses économiques approfondies pour correctement appréhender l’étendue des préjudices lorsque l’ensemble d’un marché a été impacté. Les jugements sont de mieux en mieux motivés et le débat contradictoire sur l’évaluation bénéficie d’une organisation procédurale qui intègre beaucoup mieux le débat technique sur les chiffres.
Battine Edwards. La nature des dossiers d’arbitrage répond aux tendances de fond de l’économie internationale. À la suite de la forte activité M&A en 2020 et 2021, nous sommes sollicités sur de nombreux SPA Disputes (contentieux post-acquisition), qu’il s’agisse de différends relatifs à l’application des clauses d’earn out ou encore aux completion accounts et portant donc sur la détermination finale du prix de la transaction. Dans un environnement économique de plus en plus compliqué (i.e., inflation, notamment hausse des prix de l’énergie, tension sur les chaînes d’approvisionnement, etc.), certaines parties remettent même en cause la validité de certains deals sur le fondement du dol.
Les évolutions plus structurelles de l’économie ont aussi une incidence sur la typologie des missions Disputes sur lesquelles nous sommes sollicités. Dans un environnement marqué par un poids croissant des actifs incorporels, nous intervenons aussi davantage sur des litiges IP (Intellectual Property ou propriété intellectuelle). Outre les traditionnelles problématiques de contrefaçon, ces litiges font suite à des opérations de partenariats, notamment dans le secteur de la recherche médicale ou dans le cadre du développement de technologies innovantes. Enfin, ce sont les litiges RSE, vaste sujet d’actualité, qui sont attendus. Sous le thème RSE s’inscrivent différentes problématiques : environnementales, de santé/sécurité des individus, de protection des données, notamment personnelles, et de corruption. Ce thème est si large que tous les experts sont probablement déjà intervenus dans le cadre d’un dossier d’arbitrage international qui pourrait être désigné en tant que litige RSE. Si les enjeux environnementaux sont désormais discutés dans un contexte transactionnel afin de pouvoir, le cas échéant, appréhender leur impact sur les évaluations financières, cette tendance devrait également s’appliquer aux évaluations contentieuses.
Comment vous préparez-vous à l’arrivée des litiges RSE ?
Battine Edwards. Comme évoqué précédemment, le périmètre des litiges RSE est très large. En ce qui concerne les enjeux environnementaux, nous sommes très bien placés chez Deloitte pour appréhender leur traduction financière. Les compétences que nous avons développées au sein de notre pôle sustainability, dont le cœur de métier est d’accompagner nos clients sur les enjeux environnementaux (e.g., transition vers un monde bas carbone, transformation durable de la chaîne de valeur) et d’analyser leurs impacts, agrégées aux compétences de nos économistes et experts financiers, nous procurent un positionnement unique sur le marché. À titre illustratif, dans le cadre d’un contentieux relatif à l’implantation d’un méthaniseur à proximité d’une zone résidentielle, nous pouvons mesurer les conséquences négatives de l’implantation de ce dernier en appréciant son incidence sur les prix de vente des lots de la zone concernée, en comparaison à des biens équivalents sur le marché immobilier. En se fondant sur une telle analyse, nous pouvons mettre en exergue le préjudice subi par les propriétaires des lots concernés.
Gildas de Muizon. Nous disposons déjà d’une grande expertise dans la prise en compte d’éléments extra-comptables ou extra-financiers, par exemple lorsque nous réalisons la quantification de l’impact socio-économique d’un grand projet d’investissement. Nos équipes d’économistes sont en mesure de donner une valeur monétaire à des impacts environnementaux ou sociétaux. Ces techniques d’évaluation peuvent parfaitement être transposées à des situations contentieuses.
Battine Edwards. La question posée à la communauté contentieuse est la suivante : comment faire intervenir les experts RSE dans les procédures ? Chez Deloitte, sur chaque dossier Disputes, nous mettons déjà en place une équipe projet combinant les différentes expertises requises du réseau, qu’elles soient sectorielles, techniques ou régionales. En tant qu’expert witness et associée responsable de la pratique Disputes, j’ai impliqué dans différentes équipes projet, des géologues, des spécialistes miniers, des experts en régulation des télécoms et en modélisation des marchés électriques. Et de même, je pourrai demain impliquer des experts de notre pôle sustainability. Étant familière des procédures arbitrales, j’encadrerai leurs travaux afin de satisfaire au niveau de documentation et d’exigence des procédures arbitrales. Ils pourront ainsi naturellement intervenir à mes côtés dans le cadre des procédures.
Les pistes de réforme issues des États généraux de la justice prévoient la mise en place d’audience de césure. Quel regard portez-vous sur cet outil procédural ?
Gildas de Muizon. Il pourrait être en effet très utile que les questions juridiques sur la faute, son étendue et ses conséquences soient tranchées avant d’ouvrir le débat sur l’évaluation du préjudice. Cela faciliterait sans doute également les possibilités d’accords transactionnels. Bien souvent, la divergence entre les positions des parties peut être atténuée lorsque les conseils juridiques et économiques font preuve de pédagogie auprès de leur client. Un premier jugement sur la faute peut faciliter l’ouverture des parties à trouver un accord.
Battine Edwards. Un certain nombre d’initiatives ont été lancées afin de faire évoluer le rôle de l’expert de partie dans le cadre des procédures devant les institutions françaises. Une analyse comparée avec le rôle de l’expert witness intervenant dans le cadre de procédures arbitrales permet de redéfinir les meilleures pratiques. Les caractéristiques du rôle d’expert witness les plus symptomatiques sont l’impartialité, notamment le concept de “overriding duty to the Tribunal” (devoir d’éclairer le tribunal) et l’importance du témoignage oral, avec notamment la séance de cross-examination (interrogatoire par l’avocat de la partie adverse).
En tant qu’expert, êtes-vous souvent impliqués dans les médiations ?
Gildas de Muizon. Dès lors qu’une médiation est proposée et acceptée par les parties, les experts jouent un rôle important pour fournir des éléments objectifs et documentés qui peuvent faciliter l’émergence d’une plage de négociation. En général, ce qui fait échouer une médiation, ce sont tous les paramètres moins rationnels, relevant de la psychologie des individus impliqués. Dès lors que les parties impliquées arrivent à dépassionner le débat et à réfléchir de façon posée sur les chiffres, il y a de grande chance d’aboutir à un accord.
Quels sont vos axes de développement prioritaires ?
Gildas de Muizon. La data et la technologie. Nous investissons à la fois dans les outils et dans le recrutement d’équipes. Cette orientation n’est pas spécifique au contentieux. Il s’agit d’une vraie tendance de fond. Les outils donnent des idées : nous travaillons sur des plateformes pour la partie donnée. Les techniques que nous avons développées peuvent être utilisées sur la partie document. Dans un dossier où nous détenons les archives de notre client depuis dix ans, la numérisation et l’utilisation de notre plateforme de recherche nous permettent d’être la mémoire de notre client, d’améliorer l’organisation de la documentation et de gagner en efficacité au moment des recherches d’information. Sur la partie évaluation, nous avons aujourd’hui la capacité de réaliser sur place, chez le client, des extractions et de calibrer nos requêtes de manière optimale.
Battine Edwards. Nous développons nos cœurs de métier et jouons à plein les synergies pour nous adapter en permanence à la transformation du secteur Disputes. C’est ce qui nous distingue des cabinets boutiques ou pure players : l’assemblage de toutes les compétences requises sur chaque mission, nous permettant de traiter un large éventail de problématiques, fait une vraie différence.
“Chez Deloitte, le "litigation support", c'est la combinaison de nos cœurs de métiers (comptabilité, finance, économie), une expertise sectorielle au sein de notre réseau inégalée sur la place et un investissement massif sur l’Analytics et la data.”