Rouen, Tarascon, Nanterre, Marseille, Avignon, Tours, Basse-Terre… Nombre de juridictions ont choisi de sanctionner les procédures dépassant des délais raisonnables, symptôme des difficultés de fonctionnement de la justice. La décision rendue en formation plénière par la Chambre criminelle le 9 novembre 2022¹, dans l’affaire dite de la Chaufferie de la Défense, semble porter un coup d’arrêt à ce mouvement.
E. Gouesse et S. Lataste (PBA Legal) : "Dépassement des délais raisonnables : feu les droits de la défense ?"
Jugeant que “le dépassement du délai raisonnable défini à l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme est sans incidence sur la validité de la procédure” et que “la durée excessive d’une procédure ne peut aboutir à son invalidation complète, alors que chacun des actes qui la constitue est intrinsèquement régulier”, la Chambre criminelle a censuré la décision de la Cour d’appel de Versailles qui avait jugé que le délai déraisonnable écoulé – l’information judiciaire fut ouverte en 2002 –, avait pour partie porté atteinte aux droits de la défense. La haute juridiction reste fidèle à une jurisprudence affirmant que le dépassement du délai raisonnable ne saurait être utilisé comme fondement d’une demande d’annulation (Ass. plén., 4 juin 2021, n° 21-81.656).
La décision peut être approuvée sur certains points, notamment quand elle souligne que les conséquences du temps écoulé s’imposeront au fond : le dépérissement des preuves affecte la possibilité d’en discuter la valeur et la portée et, en conséquence, peut amener à prononcer une relaxe ; une dispense de peine est par ailleurs envisageable. Toutefois, ce que les juridictions de Nanterre et Versailles intervenues en amont avaient pris soin de sanctionner, relevait non pas du simple écoulement du temps mais de la compromission irrémédiable en découlant, affectant le déroulement équitable du procès. La Criminelle refuse que ce débat ait lieu, affirmant que la méconnaissance du droit à être jugé dans un délai raisonnable ne constitue pas “l’inobservation d’une formalité substantielle au sens de l’article 802 du code de procédure pénale”, précisant qu’“en effet, elle ne compromet pas en elle-même les droits de la défense”. Ainsi que l’a relevé un auteur, la justification paraît hasardeuse, confondant en apparence effet (le traditionnel grief, démontrant l’atteinte faite à un intérêt privé) et cause de nullité2.
Des mécanismes internes inadaptés ?
La Chambre criminelle se justifie en rappelant que plusieurs dispositions permettent aux différents intervenants de s’employer à éviter que les procédures ne subissent de retard injustifié. Les magistrats semblent renvoyer les parties à leurs devoirs, faisant écho à des décisions où une renonciation implicite à l’exercice d’un droit ne permet plus de s’en prévaloir. L’affirmation apparaît pourtant bien théorique. Quel sens peut-il exister à prétendre que le président de la Chambre de l’instruction peut être saisi ou que la clôture de la procédure peut être sollicitée, si aucune suite n’est à attendre, par exemple lorsque le temps écoulé provient d’une lente succession d’actes d’enquête, de l’absence récurrente de juges d’instruction ou bien d’une mise en état où certains actes se sont fait attendre ? Au surplus, une procédure pénale, particulièrement une information judiciaire, n’est pas statique : l’accusation évolue par nature et avec elle l’appréciation des preuves à apporter en défense ; demander la fin d’une procédure ne se conçoit en réalité que pour les affaires peu complexes. Enfin, il existe également un décalage évident : peut-on réellement considérer qu’un mis en cause doit anticiper le décès d’un des principaux protagonistes – ce fut le cas dans ce dossier – et en conséquence alerter suffisamment longtemps auparavant l’autorité judiciaire sur la nécessité de se hâter ?
L’appréciation du caractère déraisonnable du délai n’est pas que celui du temps écoulé, elle procède de plusieurs facteurs qui répondent à l’enjeu de l’exercice des droits, amenant à prendre en compte la complexité de l’accusation, l’attitude des parties – ont-elles usé de voies dilatoires ? – mais aussi le comportement de l’autorité judiciaire : évoquer des recours permettant de tenter de hâter le cours de la Justice, comme si elle le pouvait, paraît ignorer cette approche concrète et ne faire reposer que sur les parties le bon fonctionnement du service de la justice.
L’importance du nombre de décisions ayant mené une analyse différente de celle de la Chambre criminelle indique que le débat n’est sans doute pas clos. Une résistance des juges du fond est envisageable, en attendant une saisine de la Cour européenne des droits de l’homme qui paraît inéluctable. La démonstration concrète de l’atteinte au procès équitable conserve sa pertinence, ne serait-ce que pour faire ressortir, au fond, la relativité des éléments que la juridiction peut encore apprécier. On peut, de surcroît, encore s’interroger sur la prise en compte des délais excessifs dans l’appréciation des conséquences découlant de l’irrégularité de certains actes.
Une évolution des stratégies pénales ?
La position de la Chambre criminelle interroge cependant sur la stratégie à envisager dans les procédures susceptibles de durer, souvent le lot commun en matière économique et financière : alerter régulièrement le président de la chambre de l’instruction, même si cela paraît vain, au risque au surplus d’une clôture hâtive pouvant avoir pour effet de priver un mis en cause d’actes d’enquête dont il ne peut pas nécessairement soupçonner l’utilité ? Faut-il anticiper et solliciter sa mise en examen ? Pour les enquêtes préliminaires, également concernées par de longs délais, revendiquer l’accès au dossier qu’ouvre l’article 77-2 du Code de procédure pénale, alors même qu’exercer ce droit implique de revendiquer la permanence de raisons plausibles de soupçonner la commission d’une infraction, malgré les explications apportées en audition ou garde à vue ? Généraliser les enquêtes internes en espérant préserver du temps, preuves et témoignages ? Les entreprises sont certes incitées à y recourir – en prenant garde d’interférer dans les procédures judiciaires ! – mais avec pour ambition revendiquée qu’elles identifient elles-mêmes les responsabilités, notamment individuelles. C’est une partie de l’équilibre de la procédure pénale qui, si la logique était menée à son terme, pourrait être affectée, au risque sinon d’inverser la charge de la preuve, du moins de conforter une évolution privilégiant l’accusatoire à l’inquisitoire.
Une nouvelle réforme de la procédure pénale a été annoncée, au terme de laquelle “les capacités d’enquête doivent être renforcées et fluidifiées, les phases contradictoires et accusatoires repensées, la place des victimes redéfinie, les délais de traitement des procédures réduits”³. Espérons que les droits de la défense n’y soient pas oubliés.
La position de la Chambre criminelle interroge sur les stratégies à envisager en matière économique et financière
LES POINTS CLÉS
- La durée excessive d’une procédure ne peut aboutir à son invalidation complète, alors que chacun des actes qui la constituent est intrinsèquement régulier ;- La juridiction saisie doit toutefois prendre en considération, au fond, le dépérissement des preuves et l’impossibilité d’en discuter la valeur et la portée ;
- Les stratégies sont susceptibles d’être affectées, le risque étant que le dépérissement des preuves amène à privilégier l’accusatoire à l’inquisitoire ;
- Une réforme de la procédure pénale a été antérieurement annoncée.
Encadré :
Les critères du délai déraisonnable La Cour européenne des droits de l’homme procède à une approche globale des conditions du déroulement d’une procédure pénale afin d’apprécier in concreto le délai raisonnable, se fondant sur trois critères : - la gravité et la complexité des faits, le nombre des infractions et des personnes poursuivies ; - le comportement des prévenus et l’appréciation du caractère dilatoire des initiatives prises au cours de la procédure ; - le comportement de l’autorité judiciaire et notamment le déroulement de l’information judiciaire. |
Notes de bas de pages :
1 Cas. Crim., 9 novembre 2022, 21-n°85.655, Publié au bulletin.
2 Fr. Fourment, « Contre mauvaise fortune, bon cœur », Gazette du Palais, n°39, p.38.
3 Circulaire de politique pénale générale, 20 septembre 2022.
Sur les auteurs :
Emmanuel Gouesse concentre son activité sur le droit pénal dans ses aspects liés au droit des affaires. Il accompagne dirigeants et sociétés face aux situations de crise et pour assurer la prévention des risques.
Praticien aguerri de la procédure civile mais soucieux d’assurer une défense globale du risque d’entreprendre, Stéphane Lataste travaille régulièrement avec son associé dans les procédures pénales connexes à ses dossiers.