Plus de dix ans après la réforme du droit de la prescription en matière civile visant à réduire le délai de prescription de droit commun et à garantir une meilleure sécurité juridique, la question du point de départ du délai de prescription des actions en responsabilité civile à l’encontre des CGP demeure extrêmement débattue.

Principe fondamental de sécurité juridique, car elle permet l’extinction du droit d’agir en justice au bout d’un certain délai au-delà duquel il est raisonnable d’oublier, la prescription répond normalement à un mécanisme prévisible et sûr. À l’issue d’une période de temps qui est, sauf exceptions, de cinq ans, il n’est plus possible d’exercer une action en justice. Dans la pratique, ce mécanisme se révèle cependant particulièrement incertain, en raison de ce que le point de départ du délai est défini par une casuistique jurisprudentielle qu’il est difficile de suivre. C’est notamment dans le cadre de la malheureuse affaire Aristophil, société française qui vendait à des particuliers, par l’intermédiaire de conseils en gestion de patrimoine (CGP), des parts d’indivision de documents du patrimoine écrit (lettres autographes, manuscrits…) constitués sous forme de produits financiers, ou de l’affaire Maranatha, groupe hôtelier s’étant financé par le recours à des investissements d’épargnants, que le désaccord jurisprudentiel sur la détermination du point de départ du délai de prescription ­s’illustre le plus.

Désireux d’obtenir le remboursement de leurs investissements après que les sociétés Aristophil et Maranatha ont été placées en liquidation judiciaire, la plupart des clients malheureux ont entrepris de mettre en jeu la responsabilité de leurs CGP auxquels ils reprochent de les avoir mal informés et mal conseillés. S’est alors posée la question du point de départ du délai de prescription de leur action, dès lors que de nombreuses actions interviennent plus de cinq ans après la réalisation des investissements.

"La détermination du point de départ du délai de prescription nécessite, pour le juge, de qualifier le dommage subi"

La Cour de cassation pose le principe selon lequel le point de départ doit être fixé à la date de réalisation du dommage : "La responsabilité d’une action en responsabilité contractuelle ne court qu’à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu’elle n’en avait pas connaissance."  Cette notion de réalisation du dommage nécessite donc, pour le juge, de qualifier ce dommage, puis d’en tirer toutes conséquences sur le plan de la prescription.

La perte financière de l’investissement comme point de départ de la prescription

Une première approche consiste à retenir que le dommage est constitué par la perte financière de l’investissement : économiquement, en effet, le préjudice subi par l’investisseur est bien la perte de l’argent qu’il a investi. Dans cette acception, de nombreuses juridictions retiennent par conséquent comme point de départ du délai de prescription la date d’ouverture de la procédure collective affectant la société émettrice du produit d’investissement. C’est en effet à cette date que se réalise et se manifeste la perte financière de l’investisseur, compte tenu de l’absence de probabilité de recouvrer son investissement. Par exemple, la Cour d’appel de Rennes1, dans une affaire d’investissement de produits du groupe Maranatha, a retenu que le dommage de l’investisseur était réalisé et s’était révélé par la "perte certaine de son investissement", fixant ainsi le point de départ à la date de la déconfiture du groupe Maranatha.

Le tribunal judiciaire de Paris a également, par plusieurs décisions, incidemment qualifié le dommage subi comme l’impossibilité du remboursement des titres investis et fixé en conséquence le point de départ à la date du redressement judiciaire. C’est encore par exemple que la Cour d’appel de Pau2, dans une autre affaire Aristophil, a retenu que le point de départ du délai de prescription devait être fixé à la date du redressement judiciaire de la société car c’est alors que l’investisseur avait pu prendre connaissance de son dommage à savoir, pour la Cour, la "surévéluation des parts achetées" et "l’absence de perspective de rachat".

Ces solutions présentent deux ­inconvénients majeurs. Le premier inconvénient est que cela va à l’encontre de l’objet même de la prescription, qui est de limiter dans le temps l’exercice du droit d’action, ce qui était d’ailleurs la ligne directrice de la réforme de 2008. Or, en faisant dépendre le point de départ du délai de la survenance d’un événement incertain qui serait en somme la constatation de l’échec de l’investissement, cette approche crée un risque d’imprescriptibilité, le point de départ pouvant en théorie être reporté à l’infini, tant que l’investissement n’a pas échoué. La sécurité juridique, objectif de la prescription, est donc ici méconnue. Le second inconvénient est que cette approche du point de départ du délai de prescription contrarie la qualification exacte du dommage subi.

La perte de chance de ne pas contracter comme point de départ de la prescription

En effet, et comme le décide la Cour de cassation, le dommage de l’investisseur, né d’un manquement d’un intermédiaire à son obligation d’information et/ou de conseil, n’est pas la perte financière, mais seulement la perte de chance de ne pas souscrire l’investissement litigieux ou de mieux investir ses capitaux3. Cela est conforme à la mission du CGP, lequel doit seulement permettre à l’investisseur de prendre sa décision d’investissement en connaissance des avantages et des risques de celui-ci, mais qui ne garantit pas la réussite de l’investissement et ne peut empêcher une entreprise de défaillir. Le dommage causé par le CGP n’est donc pas la perte de l’investissement en tant que telle, qui résulte d’autres causes (économiques, pénales, etc.), mais seulement la décision de son client de souscrire au produit litigieux et sa perte de chance de ne pas contracter.

Cette qualification juste du dommage (perte de chance de ne pas contracter et non la perte financière elle-même) emporte, sur le plan de la fixation du point de départ du délai de prescription, la conséquence que le dommage est donc réalisé dès que cette perte de chance est consommée, c’est-à-dire dès que l’investissement est réalisé puisqu’il n’est alors plus possible de retourner en ­arrière. Le point de départ du délai de prescription, date de réalisation du dommage, se situe ainsi à la date de l’investissement.

Une jurisprudence, notamment portée par les Cours d’appel de Lyon, de Bordeaux, d’Agen, mais encore de Paris (Pôle 5, Chambre 10)4 juge ainsi dans les mêmes affaires Aristophil ou Maranatha, que : "Le délai de prescription de cinq années prévu par l’article 2224 du Code civil applicable à l’espèce a pour point de départ la date du contrat puisque l’action en responsabilité contre le conseiller en gestion du patrimoine se fonde sur un manquement à une obligation d’information, de conseil précontractuel ou de mise en garde se traduisant par une perte de chance de ne pas contracter ou de contracter dans de meilleures conditions. Le dommage se manifeste ainsi dès la conclusion du contrat5 ."

Cette jurisprudence peut être approuvée pour sa cohérence : le temps de l’action (date de l’investissement) suit le fondement de l’action (le manquement à l’obligation d’information et de conseil au moment de l’investissement). Elle peut être approuvée pour ses effets : la garantie d’un temps d’action limité, qui ne peut être étendu indéfiniment, sans pour ­autant placer l’investisseur dans une impossibilité d’agir.

 

 LES POINTS CLÉS
  • La prescription est un principe fondamental de sécurité juridique qui garantit qu’au-delà d’un certain délai, il ne soit plus possible d’exercer une action en justice ;
  • Il est acquis que le point de départ du délai de prescription en matière d’action en responsabilité contractuelle est la date de réalisation du dommage ;
  • Mais les juridictions s’opposent sur la notion de dommage causé par le manquement d’un CGP : pour certaines, il s’agit de la perte de chance de ne pas souscrire l’investissement, pour d’autres de la perte financière subie par l’investisseur décalant d’autant le point de départ de la prescription ;
  •  Face à ce désaccord jurisprudentiel, il faut appeler de nos vœux une harmonisation des décisions.

 

Notes de bas de page :

1 CA Rennes, 8 octobre 2021 RG n°20/06202.

2 CA Pau, 16 février 2022, RG n°21/02281.

3 Cass. com., 4 février 2014, n°13-10.630.

4 CA Paris, 9 mars 2021, n°19/0565; CA Lyon, 29 avril 2021, n°18/05406; CA Besançon, 19 octobre 2021, n°20/01750; CA Bordeaux, 21 octobre 2021, n°20/04641, CA Agen, 16 mars 2022, n°21/00631; CA Paris, 4 avril 2022, n°21/07522.

5 CA Paris, 31 janvier 2022, RG n°20/14559.

 

Sur les auteurs:

Arnaud Péricard et Maximilien Mattéoli, associés, et Laura Bouchaut, collaboratrice, sont spécialisés, avec les équipes d’arma, dans l’assistance des professions réglementées, tant dans le cadre de la mise en cause de leur responsabilité (civile, pénale, disciplinaire, ou administrative) que dans celui de leur fonctionnement (réglementation, compliance, relations entre associés, M&A…). 

 

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