Depuis plusieurs années, les experts de justice doivent s’adapter à de multiples changements : économiques, politiques, sociétaux. Jean-Noël Munoz, associé et directeur général d’Abergel & Associés, nous explique pourquoi en revenant sur une année encore une fois intense.

Décideurs. Quel est l’ADN d’Abergel & Associés ?
Jean-Noël Munoz.
Nous sommes trois associés, experts de justice, et nous comptons au total six experts-comptables. Notre pratique régulière de missions judiciaires, devant les juridictions civiles, commerciales et administratives, nous confère une expertise que nous mettons à profit dans l’exercice de nos missions de conseil. Celles-ci nous sont d’ailleurs le plus souvent confiées par des avocats qui connaissent notre forte implication dans la matière judiciaire.

Notre structure, totalement indépendante de tout réseau, trouve sa force dans l’expérience de dossiers de taille internationale, de par les fonctions d’expert de justice de ses associés, qui permet de traiter des affaires tout aussi importantes dans notre activité de conseil et dans nos missions d’évaluation.

Ce positionnement nous amène à côtoyer les cabinets d’avocats de premier plan et renforce chaque année les relations de grande qualité que nous entretenons auprès des juridictions qui nous désignent, dans les affaires souvent complexes.

La qualité des dossiers que nous traitons est sans commune mesure avec la taille de notre cabinet, ce qui fait je crois notre spécificité dans le paysage de l’expertise et du conseil.

Vous êtes notamment actifs dans le secteur des énergies renouvelables. Constatez-vous une augmentation de dossiers cette année ?
Nous sommes intervenus cette année dans la fusion entre un Spac (société cotée) et le leader français du forage et de l’extraction de lithium. Cette opération relève du domaine des énergies renouvelables. Elle est liée à la volonté de l’Europe d’avoir une production "verte" de batteries au lithium, entièrement européenne, du matériau au produit final. Aujourd’hui, le lithium est foré et puisé en grande partie en Amérique latine, envoyé par bateau en Chine pour y être raffiné, et ensuite rapatrié en Europe, avec un bilan carbone désastreux. Ce leader français possède les techniques de forage et de raffinage qui permettent d’extraire du lithium et de produire de la vapeur. Intervenir sur ce type d’opération nous permet de renforcer notre savoir-faire en la matière.

Nous sommes également intervenus en 2023 aux côtés d’un des leaders mondiaux de production d’éoliennes, dans le cadre de litiges concernant des chantiers de parcs éoliens en outre-mer.

On observe, depuis plusieurs années, une prise en compte grandissante des rapports d’expert de parties par les juridictions dans le domaine de l’évaluation des préjudices. Y a-t-il plus de demandes ?
Il n’y a pas plus ou moins d’expertises qu’avant. Le recours à l’expertise par les juridictions d’Île-de-France est une pratique ancienne. En revanche, il y a une évolution dans la prise en compte par les juridictions des expertises de parties, dès lors que celles-ci sont réalisées par des experts de justice, qui interviennent alors dans un cadre contractuel.

Les juges connaissent la qualité des travaux des experts de justice qu’ils désignent. Lorsque ces mêmes experts interviennent en qualité de conseils, à la demande de l’une des parties dans les contentieux, les mêmes juges attendent de ces experts-conseils un niveau de qualité équivalent et surtout le respect des règles de déontologie et d’indépendance qui prévalent dans l’exercice de leurs fonctions d’expert.

Le respect de ces règles par les experts, sous leur casquette d’expert de justice comme sous celle d’expert de partie, est le gage d’une meilleure et plus fréquente prise en compte des travaux des experts de parties par les différentes juridictions, civiles, commerciales et administratives.

Les experts de justice sont très sensibilisés à ces formes spécifiques d’exercice de leurs missions et les juridictions sont de plus en plus enclines à les accepter et à les prendre en compte. En cela, c’est une évolution. Il y a quelques années, les rapports de conseils de partie étaient considérés comme n’importe quelle autre pièce, sans force probante particulière. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.

Quels sont, selon vous, les sujets sur lesquels le recours à un expert pourrait augmenter ?
Le domaine qui devrait générer le plus d’expertises au plan financier est celui du bâtiment, pris au sens générique. Entre les retards, les malfaçons, les mauvaises livraisons, ou les sinistres, les motifs de recours à un expert financier sont multiples, dès lors que ces situations sont susceptibles de générer des préjudices d’ordre financier.

Dans ce secteur, les juges missionnent naturellement en premier lieu des experts techniques, le plus souvent des ingénieurs spécialisés. Il est moins courant de faire appel à des experts financiers dès le début du procès. Ceux-ci interviennent souvent en qualité de sapiteur, en cours ou en fin de procès. À l’avenir, on pourrait concevoir des co-désignations plus fréquentes d’experts techniques et d’experts financiers dans les dossiers "du bâtiment" d’une certaine envergure, dès le début de l’affaire, car dans la grande majorité de ces dossiers, il y a des incidences financières. Celles-ci ne doivent pas être traitées de manière subsidiaire, mais interdépendante de la problématique technique dès l’origine du contentieux.

Le contingent le plus important des expertises judiciaires en matière financière concerne les contentieux commerciaux. À ce titre, nous constatons une stabilité dans le temps du nombre d’expertises, voire une régression dans certaines juridictions.

 

"Le contingent le plus important des expertises judiciaires en matière financière concerne les contentieux commerciaux"

 

Quelles sont les tendances qui se dessinent ?
Les procès sont de plus en plus difficiles. Les rapports de force entre les experts, les avocats et les parties se tendent. Les expertises sont de plus en plus complexes, les dossiers de plus en plus techniques. Bien sûr, nous n’intervenons pas que dans des affaires importantes. Mais nous pouvons être désignés dans des dossiers dont l’enjeu s’exprime en milliards d’euros. Inévitablement, dans ces affaires, les relations experts-avocats-parties peuvent être difficiles. Néanmoins et en toute circonstance, l’expert doit être irréprochable, sur le fond et sur la forme.

C’est la raison pour laquelle nous devons nous imposer un nombre important d’heures de formation chaque année, bien sûr dans nos domaines d’activité et de spécialité, mais aussi dans les règles de procédure et de ­déontologie. Ceci doit être une pratique constante.

Comment le contexte économique de ces dernières années est-il pris en compte dans les évaluations que vous réalisez ?
Les évaluations d’entreprises que nous effectuons depuis 2022 ne sont pas réalisées selon les mêmes critères que celles antérieures à 2020. Les années 2020 et 2021 ont été exceptionnelles et ne sont donc pas normatives pour nos travaux, l’année 2022 étant la première année normale post-Covid. La situation induite par les conflits armés dans certains pays peut aussi influer de manière sensible les critères d’évaluation, dans certains domaines d’activité.

Les perspectives dans un bon nombre de domaines sont assez mauvaises. Quant à l’inflation générale des prix, son incidence sur l’activité et les perspectives de croissance ou de maintien sur le court terme est très sensible et nous conduit également à revoir certains critères d’appréciation. Les évaluations réalisées en 2023 ont dû prendre en compte parfois cumulativement les effets post-Covid, l’inflation générale des prix, l’augmentation des taux d’intérêt, ou encore l’instabilité politique et ­militaire de certains pays.

Nous sommes d’ailleurs intervenus à plusieurs reprises pour effectuer des contre-expertises en évaluation, ou des "actualisations" d’évaluations que nous avions nous-mêmes réalisées en 2019, 2020, ou 2021. Il en va de même pour les expertises. Nous sommes amenés à apprécier les évaluations de confrères à la lumière de l’ensemble de ces données.

Pensez-vous que la directive CSRD qui commencera à s’appliquer à partir du 1er janvier 2024 aura un impact sur l’évaluation des titres ?
Nous réalisons des expertises dans tous les secteurs d’activité. Tous ne seront pas directement concernés. Néanmoins, cette directive n’est pas révolutionnaire, car elle s’inscrit à la suite de la directive européenne NFRD qui encadrait jusque-là les déclarations de performance extrafinancière des sociétés européennes. Elle sera remplacée par la directive CSRD, plus ambitieuse, qui doit s’appliquer progressivement à compter du 1er janvier 2024.

L’objectif principal de la directive CSRD est d’harmoniser le reporting de durabilité des entreprises et d’améliorer la disponibilité et la qualité des données ESG publiées, évolutions qui permettront par exemple de répondre aux besoins d’information des acteurs financiers, eux-mêmes soumis à des obligations de reporting ESG.

Cela ne devrait pas avoir d’incidence directe sur l’évaluation des droits sociaux, mais sur le ­traitement de l’information financière.

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