Mercredi 15 mai, la justice française pleurait la perte de deux gardiens pénitentiaires tués lors de l’évasion d’un détenu suspecté d’homicide volontaire lié au narcotrafic. L’événement, qui donne corps aux réclamations du corps judiciaire quant aux moyens de lutte contre ce type de délinquance, coïncide avec la publication d’un rapport de la commission sénatoriale consacré à cette question.

Sur les marches de la cour du Mai du Palais de Justice de Paris, près 500 magistrats, greffiers, fonctionnaires et agents de la cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation ont rendu hommage, en ce matin du 15 mai 2024, aux victimes de l’attaque d’un convoi pénitentiaire dans l’Eure. Le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a déclaré, depuis la cellule de crise nationale de l’administration pénitentiaire : “L’administration pénitentiaire est en deuil, notre pays est en deuil. Tout est mis en œuvre pour retrouver les auteurs de ce crime ignoble. Ce sont des gens pour qui la vie ne pèse rien, ils seront interpellés, jugés et châtiés à la hauteur du crime qu’ils ont commis.” Le drame survient dans le contexte d’une vaste réflexion sur le combat des autorités françaises contre le trafic de stupéfiants.

Drogue made in Europe

Une réflexion engagée au vu de la progression fulgurante du trafic de drogue sur le territoire hexagonal. En 2022, les autorités ont saisi 27,7 tonnes de cocaïne en France, soit cinq fois plus qu’il y a dix ans. Pour la même année, 600 000 consommateurs de poudre blanche ont été recensés, ce qui fait de la cocaïne le deuxième stupéfiant le plus consommé en France après le cannabis (qui en compte 5 millions). La drogue est désormais davantage estampillée “made in Europe” dont la production sur le Vieux Continent est toujours plus massive. Le développement du narcotrafic se traduit aussi par une augmentation de la violence dont le taux en France a grimpé, le nombre de victimes d’homicides ou de tentatives d’homicide entre malfaiteurs (315 pour 2023) augmentant de 57 % entre novembre 2022 et novembre 2023. Dans la cité phocéenne, le nombre de morts liées à des règlements de compte s’élève à 44 rien que pour la période de janvier à septembre 2023, selon le parquet. Le fléau touche désormais les villes moyennes et les zones rurales : trois morts en quatre jours dans des règlements de comptes à Valence, cinq blessés dans une fusillade dans le centre-ville de Villerupt, une commune de 10 000 habitants en Meurthe-et-Moselle. Nantes, Besançon, Toulouse, Avignon, Rennes ou Nîmes ont également été confrontés à ce genre d’affrontements ces derniers mois. Pour le journaliste Roberto Saviano, auteur du livre intitulé Extra pure : Voyage dans l’économie de la cocaïne, “la France étant très touchée par le narcotrafic, il est incroyable qu’aucune formation politique n’ait fait de ce thème son cheval de bataille prioritaire”.

Homicide volontaire sur fond de narcotrafic

Le décès des deux agents pénitentiaires du Pôle de rattachement des extractions judiciaires (PREJ) de Caen dans l’assaut du convoi pénitentiaire mené par un commando lourdement armé s’ajoute à la liste de ces violences. Le détenu évadé âgé de 30 ans répond au nom de Mohamed Amra. Condamné à treize reprises (pour vol aggravé, violences avec arme, extorsion, “rodéos motorisés” notamment), le délinquant était derrière les barreaux depuis le début de l’année 2022. D’abord ceux de la Santé, de Fleury-Mérogis et dernièrement ceux de la maison d’arrêt d’Évreux qu’il avait tenté de scier. S’il n’avait pas encore été condamné pour infraction à la législation sur les stupéfiants, selon la procureure de Paris Laure Beccuau, Mohamed Amra faisait depuis septembre 2023 l’objet d’une mise en examen pour homicide volontaire dans le cadre d'un dossier de trafic de stupéfiants.

Manque de moyens dans le viseur

De quoi apporter de l’eau au moulin du personnel judiciaire qui dénonce régulièrement les faibles moyens de la justice pour faire face à ce fléau. Mercredi 15 mai, la révolte prend la forme d’une opération “prisons mortes” : pas de parloirs, pas d’activités, pas d’extractions judiciaires dans la plupart des prisons françaises. “Ce n’est pas la première fois qu’on alerte la pénitentiaire en disant qu’on ne nous donne pas les moyens de travailler correctement”, indique un collège des victimes, membre de l’UFAP-UNSA Justice à Caen.

Commission sénatoriale

La situation fait drôlement écho aux conclusions du rapport de la commission sénatoriale sur le narcotrafic, présidée par le sénateur Jérôme Durain et lancée en séance publique le 8 novembre 2023, dévoilée mardi 14 mai. Sujet brûlant depuis plusieurs semaines, la question du narcotrafic a secoué le monde judiciaire et réveillé des rancœurs entre juges et avocats. Les uns reprochant parfois aux autres leur utilisation de la défense pénale et des nullités de procédure. C’est en particulier la juge Isabelle Couderc qui a déploré “la remise en cause permanente et dilatoire des actes accomplis par une certaine défense qui n’est pas constructive”. Comprendre : le travail des avocats entacherait l’efficacité de la lutte contre le narcotrafic. La profession des robes noires était montée au créneau et Vanessa Bousardo, vice-bâtonnière du barreau de Paris, avait alors rappelé que la défense pénale des avocats était libre et n’avait pas à être constructive.

“Je n’aime pas les discours défaitistes. Quand on dit qu’on peut perdre une guerre, on la perd” Éric Dupond-Moretti

Autre point chaud du rapport de la Commission : le décalage entre l’action des autorités et les capacités des réseaux de trafiquants. Les auteurs se disent “frappé[s] par la grande implication des personnels mobilisés au quotidien par la lutte contre le narcotrafic”. Et trouvent “d'autant plus admirable l'engagement des forces de sécurité intérieure et des magistrats qu'un gouffre les sépare des narcotrafiquants, assis sur une manne financière de plusieurs milliards d'euros”.  Là encore, la réalité du terrain décrite au cours de l’enquête a suscité un tollé. Des magistrats marseillais ont déclaré que la France était en train de perdre la guerre contre les narcotrafiquants. Leur constat pessimiste leur a valu une “soufflante” de la part ministre de la Justice (“Je n’aime pas les discours défaitistes. Quand on dit qu’on peut perdre une guerre, on la perd.”), ce qui n’a pas manqué de déclencher à nouveau l’indignation. Notamment celle de François Molins, ancien procureur général près la Cour de cassation, qui a exprimé son incompréhension face au comportement d’Éric Dupond-Moretti censé défendre l’indépendance de la justice et la liberté d’expression des magistrats. Et a fortiori lorsque ces juges auditionnés ont juré de dire la vérité et rien que la vérité. Ou celle de l’association des magistrats instructeurs (Afmi) pour qui la liberté de parole d’un juge d’instruction “ne saurait être entravée par des considérations politiques”.

Point de bascule

En parallèle, 130 magistrats appelaient, dans une tribune publiée dans le Monde le 8 avril dernier, à faire de la lutte contre la délinquance financière et la criminalité organisée une grande cause nationale. "La lutte contre la délinquance financière est un investissement rentable pour le budget et vital pour la démocratie et l'État de droit." S’ils indiquent qu’elle est encore moins pourvue que la lutte contre le trafic de stupéfiants, il reste que les deux semblent inextricablement liées. C’est la position de Patrick Lefas, le président de Transparency International France. Pour lui “la France ne gagnera pas la guerre contre le narcotrafic sans mener la bataille contre la corruption et le blanchiment”. Il doute par ailleurs que la création d’un Parquet national anticriminalité organisée (Pnaco) annoncée le 28 avril dernier par Éric Dupond-Moretti et les opérations “Place nette XXL” organisées par le ministère de l’Intérieur qui ont donné lieu à 3 814 interpellations, à la saisie de plus de 500 armes, de 4 tonnes de drogue et de 20 millions d’euros en argent frais soient à “la mesure” des “flux financiers gigantesques que draine dans le monde le narcotrafic et qui sont facilement blanchis”.

La Commission sénatoriale signale également le risque que fait peser ce type de délinquance sur l’État de droit : “Le narcotrafic est une menace existentielle pour les institutions et pour la démocratie.” “Alors que le trafic se densifie, s’ubérise et s’internationalise”, la Commission dresse un bilan glaçant : “Non seulement notre pays est à un point de bascule, mais surtout la réponse de l’État manque de moyens, de lucidité et de cohérence.” Europol indiquait dans un rapport pionnier sur la criminalité organisée au sein de l’Union, intitulé “Décoder les réseaux criminels les plus menaçants de l'UE” et publié en avril, que sur 821 structures recensées, près de la moitié participaient au trafic de drogue.

“Le deal s’est modernisé en s’appuyant sur les pratiques numériques” Étienne Leblanc

Sur l’organisation des cartels de drogue, Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, auditionné par la commission, insistait sur la “logique économique capitaliste et ultralibérale” des trafiquants et leur “volonté de conquérir des marchés et de les développer”. Le libre-échange aurait facilité leurs activités. Et puis tous les moyens semblent être bons pour les délinquants. Messageries cryptées ou satellitaires pour les commandes et les livraisons, hack de systèmes d’information, cryptoactifs… “Le deal s’est modernisé en s’appuyant sur les pratiques numériques”, analyse le rapporteur Étienne Leblanc. Il note un “véritable taylorisme du crime” avec une répartition des tâches très rodée : basses œuvres (torture ou séquestration) pour les uns, exécutions pour les autres. D’autres encore, des chimistes, s’occupent de récupérer la drogue cachée pour le transport. La corruption est bien au cœur du narcotrafic et atteint les agents publics, comme le montrent les cas où des policiers, des douaniers ou des gendarmes compromis consultent les fichiers, ou la destruction de scellés dans un tribunal. Ou les acteurs privés comme les dockers, les chauffeurs routiers ou, pire, les professions assermentées : “Les notaires, pour qu’ils ne fassent pas de déclarations de soupçon à Tracfin ; et les avocats, qui peuvent faire fi de leur secret professionnel et révéler ce qu’il y a au dossier”, dévoile Laure Beccuau, lors de son audition.

Traquer les flux financiers

Les mois de travail de la Commission ont abouti à définir trois grands axes : la prise de conscience des enjeux de l’expansion du narcotrafic pour les institutions, la nécessité de s’attaquer au “haut du spectre” ou de couper la tête des réseaux sans se limiter à des opérations du type “place nette” et celle de structurer l’action des services chargés de la lutte contre le narcotrafic. Pour atteindre ces objectifs, la Commission préconise de renforcer le renseignement dans la lutte contre le narcotrafic et la sécurité dans les outre-mer, points névralgiques du trafic de drogue, de combattre la petite corruption, de faciliter le recours aux repentis (ce qui est aussi le vœu du garde des Sceaux). Et de suivre les flux financiers par la traque des blanchiments, les enquêtes patrimoniales concernant les trafiquants. Chaque année, le narcotrafic génère 3,5 milliards d’euros au minimum, selon Bercy. Côté institutions, la Commission suggère de créer un parquet national antistupéfiants (à l’instar du ministre de la Justice) et de se doter d’une Drug Enforcement Administration (DEA) à la française. Étienne Blanc soulevait l’importance de la question financière dès les premières auditions, celle des “petits flux entre dealers” et “des énormes flux internationaux” : “Comment conjuguer les enquêtes pour que ces petits flux qui font les grands flux puissent être identifiés par les services fiscaux et les douanes et pour que le produit de la drogue soit saisi ?” La plupart des auditionnés s’accordaient sur la nécessité de mettre au diapason l’ensemble des forces concernées et d'accentuer leur collaboration, sur les plans national, européen et transnational. Pour le spécialiste de la Mafia, Roberto Saviano, c’est une nécessité, notamment en matière de lutte contre le blanchiment d’argent.

La Commission pointe d’ailleurs du doigt “une coopération nationale défaillante” et des blocages avec certains pays comme le Maroc et surtout Dubaï. L’émirat attire de nombreux délinquants en tout genre, des trafiquants de drogue aux anciens politiques corrompus selon un rapport du Center for Advanced Defense Studies (C4ADS), un groupe de réflexion composé d’anciens militaires et d’universitaires américains, publié en mai dernier. Son marché immobilier constituerait un eldorado pour placer de l’argent sale. Et selon le rapport d’Europol précité, la ville fait office de “centre de coordination à distance où résident des membres de haut niveau et d’autres acteurs criminels, tels que des courtiers et des organisateurs, pour coordonner les activités des réseaux criminels et entraver leurs activités”. Dans ces États complaisants, les organisateurs de grands trafics, “cibles de haute priorité” des autorités, pactisent dans le cadre d’alliances opportunistes avec d’autres réseaux étrangers, tels que celui de la Mocro Maffia qui agit aux Pays-Bas et en Belgique. Pour Laure Beccuau, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Paris, le fait que les “grands barons de la drogue” trouvent refuge dans des pays avec lesquels les processus d’extradition sont interrompus constitue l’une des grandes entraves à leur action.

Anne-Laure Blouin

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