2023. Le gendarme de la concurrence affiche un stock d’affaires en cours à la baisse par rapport à l’année précédente et un montant total des sanctions au plus bas. Des chiffres en contraste avec l’activité intense de l’autorité décrite par son président Benoît Cœuré. Meta, Rolex, Google… L’ADLC a mis quelques entreprises bien connues à l’amende l’an passé. Retour sur son action.
L’Autorité de la concurrence, en forme olympique
Neuf milliards d’euros. C’est le montant total des sanctions infligées contre des entreprises coupables de pratiques anticoncurrentielles par l’Autorité de la concurrence depuis sa création, il y a quinze ans. Depuis cette date, l’ADLC a également passé au crible plus de 3 000 opérations de concentration. D’après ses calculs, son action a rapporté à l’économie française quelque 20 milliards d’euros.
Selon Benoît Cœuré, l’année 2023 est encore un bon cru. “En 2023, l’Autorité de la concurrence s’est dépensée sans compter pour défendre le pouvoir d’achat, encadrer la transition numérique et promouvoir la soutenabilité”, annonce-t-il sur le réseau LinkedIn. Dans un rapport aux couleurs du sport – clin d’œil à l’année olympique –, l’institution de la rue de l’Échelle dresse le bilan : avec un collège de 17 membres, 199 agents et un budget de 24,3 millions d’euros, l’année dernière, l’ADLC a présenté aux entreprises sanctionnées une facture globale s’élevant à 167,6 millions.
Baisse du stock d’affaires en cours
Un chiffre au plus bas depuis dix ans et bien en dessous du montant moyen annuel des sanctions (avant recours) de la période 2014-2023 qui culmine à 713,1 millions. Dans son interview aux Échos, Benoît Cœuré admet la faiblesse du montant de 2023 par rapport à l’“étiage historique” de l’Autorité de la concurrence. En 2020, le montant des sanctions avait atteint son plus haut niveau et flirtait avec les 1,8 milliard. La raison ? La sanction individuelle la plus importante prononcée contre Apple atteignant 1,1 milliard, précisait Isabelle De Silva, présidente de l’autorité en 2020.
En 2023, c’est aussi le stock d’affaires en cours qui a fondu, avec seulement 89 affaires en cours contre 296 en 2003 ou encore 162 en 2015. Pour Benoît Cœuré, cette tendance baissière prouve que ses services ont mis les bouchées doubles pour sortir les dossiers les plus anciens et réduire les délais d’instruction. Dans l’édito du rapport annuel, cet ancien de l’Insee met l’accent sur le dynamisme de l’institution cette année avec ses 266 décisions relatives à des contrôles sur des opérations de concentration, ses 20 avis et ses 16 décisions contentieuses dans le cadre de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles. Sur les 11 décisions à l’origine des 167,6 millions d’euros récoltés par l’ADLC en 2023, 9 concernaient des ententes. Certaines des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées cette année ont été organisées par des entreprises bien connues du grand public.
Avec un collège comptant 17 membres, 199 agents en son sein et un budget de 24,3 millions d’euros, la facture globale présentée aux entreprises sanctionnées par l’ADLC s’élève à 167,6 millions en 2023.
L’emblématique maison Rolex a écopé d’une sanction de 91 millions pour avoir interdit à ses distributeurs de vendre ses produits sur Internet pendant plus de dix ans. Les entreprises derrière les Thés Mariage Frères et les chocolats Neuville ont dû verser 4 millions d’euros pour des faits similaires. L’américain Google a aussi été sanctionné à hauteur de 250 millions dans l’affaire relative à la transposition de la directive sur les droits voisins des agences et éditeurs de presse – et qui a déjà donné lieu à 4 décisions depuis avril 2020, dont une de juillet 2021 fixant une amende de 500 millions à l’encontre de l’entreprise de la Silicon Valley. Google avait entraîné ses IA avec “des contenus d’éditeurs de presse, sans les avertir et sans leur permettre d’exercer de manière effective leur droit de retrait”. Un autre Gafam a retenu l’attention de l’autorité française cette année : Meta, à qui l’ADLC a imposé des mesures d’urgence pour mettre un terme à ses pratiques problématiques en matière de publicité sur Internet. La cible n’avait pas été choisie au hasard : Meta représentant 70 % de la publicité en ligne sur les médias sociaux. Dans un autre registre, le gendarme français a démantelé en 2023 un cartel dans le secteur des canettes et des conserves – c’est l’affaire du Bisphénol A dans les contenants alimentaires. Coût de l’entente pour les acteurs économiques impliqués : 20 millions euros.
La clémence, accélérateur d’enquête
Depuis 2020, l’Autorité de la concurrence a davantage les mains libres pour investiguer sur des pratiques indésirables, avec la modernisation du régime des opérations de visite et la saisie de la loi DDADU (4,5 en moyenne entre 2009 et 2018). Elle peut aussi compter sur les enquêtes de terrain de la DGCCRF – à l’origine de 56 % des décisions de sanctions de l’ADLC depuis 2016, indique Bruno Le Maire interviewé à l’occasion du rapport ; sur les lanceurs d’alerte ou encore sur la procédure de clémence instaurée en 2006. En avril 2023 l’ADLC a appliqué pour la première fois la version rafraîchie par un décret de mai 2021 de cette invitation à collaborer avec les autorités à des entreprises du renseignement commercial et financier en BtoB ou business intelligence. Cela faisait plus de trente ans que Bureau Van Dijk et la société Ellisphere passaient des accords sur les prix et la clientèle, lorsque Moody’s, devenu propriétaire de Bureau Van Dijk en 2017, a vendu la mèche à l'ADLC. Joli coup pour l'agence de notation qui a bénéficié d’une exonération totale de sanction pécuniaire. Tout comme le groupe ONET, en décembre 2023. La compagnie marseillaise avait dénoncé à l’autorité, dans une demande de clémence de 2018, les troubles à la concurrence causés par sa filiale et ses concurrents. En cause : des échanges secrets d’informations sensibles (couverts par des adresses mail personnelles ou appartenant à un membre de la famille) entre les cadres de six entreprises qui voulaient se réserver le marché public du démantèlement d’un site du Gard, proposé par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives.
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Ces dernières années, la procédure de clémence a révélé des dossiers d’ampleur : un cartel de douze entreprises du secteur du jambon et de la charcuterie (2020), celui des fabricants français de sandwichs industriels (2021), celui des produits d’hygiène et d’entretien (2014), des produits laitiers en 2015, des compotes en 2019, etc. Parmi les entreprises qui ont profité de la procédure de clémence pour échapper aux sanctions : Roland Monterrat dans l’affaire des sandwichs de 2021, Coroos dans celle des compotes de 2019, ou Yoplait dans l’entente des produits laitiers sanctionnée en 2015.
“On tire les leçons du passé, et on n’attend pas, comme avant, que les marchés soient déjà structurés autour de quelques acteurs pratiquement en position de monopole”
Du côté des concentrations, l’Autorité a augmenté la cadence cette année avec 266 dossiers, contre 257 l’an dernier. Soit une opération contrôlée par jour ouvré, comme le souligne le rapport. Trois opérations lui avaient été renvoyées par la Commission européenne, qui jugeait le gendarme français de la concurrence plus à même de les instruire. Dans la gamme des opérations de 2023, on retient le rachat de ZEturf par La Française des jeux, celui des magasins Casino par les Mousquetaires (Intermarché), ou encore l’acquisition d’OCS et Orange Studio par le groupe Canal+. Le volume de fusions-acquisitions examinées par l’ADLC contraste avec la baisse mondiale de la valeur – de plus de 20 % – des opérations de fusions-acquisitions enregistrées pour 2023 par rapport à l’année 2022. En 2024, l’Autorité a autorisé à l’instar de l’Arcom – elle collabore avec ses homologues, le rachat du média Altice par CMA CGM.
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L’ancêtre du conseil de la concurrence entend apporter sa contribution, sous l’angle de la concurrence, aux grandes transformations du monde. C’est donc en toute logique qu’il s’intéresse de près à l’intelligence artificielle. Benoît Cœuré affirme qu’“on tire les leçons du passé, et on n’attend pas, comme avant, que les marchés soient déjà structurés autour de quelques acteurs pratiquement en position de monopole”. Référence aux Gafam semble-t-il. Sa stratégie d’attaque ? Intervenir bien en amont de la chaîne de valeur de l’IA : au stade de la conception, de l’entraînement et de l’adaptation des grands modèles de langage. “Nous investissons en permanence dans l’avenir avec des enquêtes sectorielles qui analysent le fonctionnement et les risques concurrentiels dans des secteurs émergents : informatique en nuage (cloud) en 2023, intelligence artificielle générative en 2024”, rappelle le président de l’ADLC. En juin dernier, elle alertait l’opinion publique et les autorités sur “l’avantage immense” qu’ont les grandes entreprises du numérique (Google, Microsoft et son partenaire OpenAI, Apple, Amazon ou Meta) sur les acteurs émergents. Ils disposent des “intrants clefs du développement de l’IA générative” : l’accès facilité à la puissance de calcul et à un large volume de données et l’attractivité nécessaire pour attirer les cerveaux (salaires élevés et conditions de travail confortables). Le Règlement européen sur les marchés numériques (DMA), applicable dès ce printemps, constitue une corde de plus à l’arc des régulateurs de la concurrence dans le secteur. Un “instrument puissant”, d’après Benoît Cœuré. La commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, le déclamait récemment, avec le DMA, l’Union européenne souhaite “donner aux citoyens les moyens de prendre le contrôle de leurs propres données et de choisir une expérience publicitaire moins personnalisée”.
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Garde-fou de la politique industrielle
IA en 2023, commerce en ligne en 2012, du médicament en 2013, professions réglementées en 2015, publicité en ligne en 2018, Corse en 2020, filière musicale en 2021, etc. Le gendarme de la concurrence ratisse les différents marchés depuis des années pour rendre des avis. L’an dernier, elle s’est livrée à un “exercice inédit d’avis-bilan du secteur des transports terrestres de personnes” pour poser un diagnostic d’ensemble du fonctionnement concurrentiel du secteur. Verdict de Benoît Cœuré : un choc d’offres de transports décarbonés améliorerait la vie quotidienne des Français tout en accompagnant la transition climatique. “L’Autorité a été à l’origine de nombreuses réformes qui ont changé la vie des Françaises et des Français”, se félicite Benoît Cœuré. Et dans les tourments de la dernière crise inflationniste, elle a veillé à ce que les entreprises n’en profitent pas pour augmenter leurs prix sans rapport avec la hausse de leurs coûts.
À ceux qui reprochent aux politiques de concurrence d’entraver l’émergence de champions européens ou français, potentiels rivaux des acteurs chinois ou américains, le président de l’ADLC rétorque que l’avance technologique des États-Unis repose sur des financements publics massifs, mais pas que. Les américains ont adopté “une logique éminemment concurrentielle”. Selon l’économiste, la concurrence est un garde-fou essentiel pour assurer la politique industrielle. Sans elle, la politique industrielle ne fait que subventionner des entreprises déjà en place, au détriment de la diversité de l’offre et de l’innovation. Comprendre : elle donne à l’aveugle. Indispensable donc l’Autorité de la concurrence ?
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Crédit image : Anne-Laure Blouin