Entretien avec Arnaud Douville, fondateur de la French Compliance Society, administrateur du Cercle de la compliance et depuis peu chief compliance officer d’Eramet. Il dit avoir été séduit par le pari du groupe minier de faire des vertus ESG un atout concurrentiel.

DÉCIDEURS JURIDIQUES. Quand avez-vous entendu pour la première fois le mot compliance ?

Arnaud Douville. Au début des années 2000 – j’ignore si l’on utilisait déjà ce mot –, je travaillais dans le secteur de l’aéronautique et de la défense chez EADS (Airbus), et j’avais commencé à faire un rapport à la direction sur la question de l’impact de réglementations comme Itar (l’américaine International Traffic in Arms Regulations) sur les activités de l’entreprise, sur ses exportations, notamment au regard des sanctions internationales qu’elles portaient. Comment gérer cette contrainte commerciale supplémentaire imposée par un État tiers ? Plus tard, lorsque j’étais chez Thalès, la compliance recouvrait tous les sujets réglementaires susceptibles d’avoir un impact sévère (avec des condamnations en millions de dollars et des interdictions d’exercer) sur l’entreprise, qu’ils relèvent du droit de la concurrence ou de l’anticorruption.

Quelles sont les dernières tendances de la compliance ?

Avec l’émergence des nouvelles réglementations européennes telles que la CSRD ou CS3D, les questions relatives aux critères ESG, à l’éthique et à la conformité, toujours très présentes dans le domaine minier, concernent davantage d’entreprises. Si la conformité impose à l’entreprise de s’assurer qu’elle répond à un instant t à ses obligations réglementaires, documentation à l’appui, l’éthique va au-delà. Elle exige un travail prospectif pour accompagner la direction générale dans l’échafaudage de sa stratégie. Elle pousse à se demander si les décisions d’aujourd’hui, alors conformes, seront jugées acceptables plus tard.

L’éthique oriente davantage une entreprise dans ses prises de décisions ?

Le droit a toujours un train de retard sur les attentes de la société. Le compliance officer doit observer les grands mouvements de société pour se poser les bonnes questions. Un projet conforme aux exigences légales à la date de son élaboration pourra ne plus l’être à son aboutissement, plusieurs années plus tard. En cause : les exigences sociales qui ont évolué. Ce qui m’a attiré dans le discours d’Eramet, c’est de parier sur sa capacité à faire des vertus ESG un atout concurrentiel. On peut produire du minerai de plusieurs façons : de manière peu coûteuse, en rasant des forêts par exemple, ou en suivant une démarche éthique, avec des cartographies, avec des mines à ciel ouvert et en s’engageant à procéder à la remise en état à l’identique du site. Il est arrivé à Eramet de renoncer à des projets d’implantation parce que cet engagement n’était pas tenable. Si le droit local autorisait un projet, la restauration de la faune et la flore du site à l’identique s’avère parfois trop complexe. Autre enjeu pour les acteurs du secteur minier, mais pas seulement : éviter l’effondrement économique consécutif à leur départ. À l’époque, les entreprises s’installaient dans des contrées reculées et attiraient les populations avec les retombées économiques de l’écosystème naissant autour de leur activité. Une fois leurs activités menées à terme, elles partaient, laissant ces populations désœuvrées, privées de la création de richesses liée à leur implantation dans la région. Pour prévenir cela, on cherche désormais à créer un écosystème résilient qui survira à notre départ, en stimulant des activités indépendantes des nôtres. 

Les activités d’Eramet l’exposent davantage à des risques de non-conformité. Cela oblige-t-il l’entreprise à une attention renforcée et à suivre des standards plus élevés?

Les entreprises arrivent avec des standards supérieurs à ceux des pays où elles opèrent, où le droit de l’environnement est souvent moins développé qu’en Europe. Pour tirer vers le haut l’ensemble du secteur, l’industrie a mis en place des systèmes de certifications. La faille de ces systèmes réside dans l’auto-évaluation. Eramet a choisi de se soumettre à la norme Irma, élaborée avec des parties prenantes et notamment des ONG, assortie d’audits indépendants des performances sociales et environnementales des sites miniers menés par des tiers. Ce système se différencie de certaines certifications peu exigeantes ou peu vérifiées qui permettent d’obtenir un label qui s’apparente davantage à un outil marketing. L’Irma, au contraire, révise régulièrement ses standards pour accroître son niveau d’exigence. C’est la règle du jeu. 

Avoir des standards élevés constitue-t-il, là encore, un atout concurrentiel ?

Avoir des standards élevés revient pour l’entreprise à promouvoir certaines valeurs. Désormais, des entités comme le ShiftProject proposent aux entreprises de mesurer la capacité de leur modèle d’affaires à résister à l’épreuve du temps. Repenser son modèle d’affaires, ce n’est pas juste verdir ses activités. C’est partir du constat que certaines ressources deviendront moins accessibles ou le seront à des coûts prohibitifs. Repositionner l’entreprise nécessite un effort tel que certaines sociétés craignent d’y aller trop tôt – pendant que la concurrence tire encore ses bénéfices des anciens modèles. En interne, il faut mener un travail de conviction. Cela fait partie du rôle des équipes d’éthique et de conformité. Le compliance officer doit se faire l’écho des évolutions de la société dans l’entreprise et porter ces sujets dans les instances de direction. À l’inverse, il porte la voix de l’entreprise en externe, dans la société civile, auprès d’associations pour partager les démarches de son entreprise et influencer positivement l’ensemble du secteur.

 

“Repositionner l’entreprise nécessite un effort tel que certaines sociétés craignent d’y aller trop tôt – pendant que la concurrence tire encore ses bénéfices des anciens modèles”

 

Comment se situe la France par rapport aux autres pays ? En matière de lutte contre la corruption, par exemple, elle a rattrapé son retard sur les États-Unis qui avaient réglementé en la matière après le scandale du Watergate dans les années soixante-dix.

On a connu une avancée à marche accélérée sur le sujet. L’instauration de l’Agence française anticorruption s’est accompagnée d’une prise de conscience des acteurs, grâce notamment à sa démarche active de communication et d’accompagnement. On attend beaucoup des entreprises françaises. Des sondages démontrent que les salariés font davantage confiance aux entreprises qu’aux gouvernements. Les seconds ont d’ailleurs tendance à se décharger sur lespremières. Et si la lutte contre la corruption a gagné du terrain dans le secteur privé, il reste encore du chemin du côté du public. C’est là que se situe le risque majeur : la corruption des personnes publiques introduit un biais dans la prise de décision politique.

La convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) s’est-elle révélée être un bon outil ?

C’est un outil qui était nécessaire. La justice prend son temps et surtout en France. Or, la CJIP pousse à trancher plus rapidement. Elle offre davantage de certitudes à l’entreprise qu’un contentieux long de plusieurs années. Des certitudes indispensables pour la bonne marche d’une société. Ce qui est délicat pour l’entreprise, c’est de déterminer quand il faut s’autodénoncer. La structure ne dispose pas des moyens d’enquête des autorités. Elle rassemble les faits sans pouvoir les qualifier. Le risque d’enclencher une CJIP à tort, c’est de créer de l’émoi au sein de l’entreprise et de mobiliser des ressources pour rien. 

Quelle place pour les entreprises dans les débats et le travail des instances européennes ?

Le dialogue est nécessaire en toute chose, y compris en matière de production de la loi. Le politique doit écouter tous les acteurs, si biaisés soient-ils : société civile, ONG, entreprise. Le tout en toute transparence. On a besoin d’éclairer les décideurs politiques, de les former et de leur faire comprendre de quoi l’on parle.

Les récentes avancées en matière de devoir de vigilance – la recevabilité de certaines actions – doivent-elles vous inquiéter ?
Comme tous les acteurs français, on surveille l’évolution du devoir de vigilance. On s’interroge, comme pour toute nouvelle loi, sur son degré de précision. Est-il suffisant pour permettre aux entreprises de travailler en toute sécurité juridique ? Elles ont besoin de clarté et de stabilité. Mais si cette réglementation induit un risque pour la compétitivité des sociétés françaises dans l’arène internationale, il faut, en tant qu’acteur européen, savoir en tirer parti. Cette réglementation accom-pagne un changement : les acheteurs prennent conscience qu’il vaut mieux acheter un produit bien fait qu’un produit moins cher. À charge pour les consommateurs finaux d’en supporter le coût – il faudra les y éduquer. On a connu une période d’hyperspécialisation par zone géographique, source d’optimisation du prix. C’est le retour du balancier. 

Propos recueillis par Anne-Laure Blouin

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