Gérer 30 milliards d’euros d’actifs financiers de façon durable n’est pas chose aisée, le faire uniquement avec des fonds en catégorie Article 9 SFDR est impossible. Au cœur du réacteur, Léa Dunand-Chatellet, gérante et directrice de l’investissement responsable chez DNCA Finance, témoigne sans langue de bois de sa vision et des enjeux de la finance durable.
Décideurs. Pouvez-vous nous expliquer la philosophie d'investissement responsable de DNCA Finance ?

 

Léa Dunand-Chatellet. Notre approche est centrée autour d’un modèle d’analyse propriétaire sur lequel ne sont utilisées que les données publiées par les entreprises. Nous n’avons pas recours aux agences de notation dans le cadre de nos analyses extra-financières. Il est dangereux de faire des estimations ou extrapolations sur des sujets comme l’empreinte carbone. Cependant nous faisons appel aux agences de notations pour les éléments réglementaires, les besoins de reporting et autres processus de contrôle.

 

Dans la philosophie elle-même, nous procédons à une double lecture des entreprises, qui n’est autre qu’une combinaison des vues "risque" et "opportunité". La première est la nécessité de noter le comportement de l’entreprise, que nous appelons le risque de responsabilité de l’entreprise. Nous le faisons au travers de cinq niveaux, avec pour objectif d’éviter un maximum les controverses et tout enjeu réputationnel. C’est un élément fondateur et crucial car les marchés viennent de démontrer sur les trois dernières années l’impact d’une controverse sur les cours de Bourse, beaucoup plus important qu’un simple warning financier. Nous essayons également, à l’aide de l’intelligence artificielle, de recueillir un maximum d’informations en amont car l’expérience montre que pour 90 % des controverses, des signaux faibles peuvent être détectés 12 à 18 mois à l’avance.

 

"Pour 90 % des controverses, des signaux faibles peuvent être détectés 12 à 18 mois à l’avance"

Nous combinons ces risques avec un axe opportunité lié à l’ISR 2.0, en mesurant la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable, en nous basant sur les ODD de l’ONU. À l’aide d’une taxonomie interne, nous réussissons à quantifier le chiffre d’affaires que les entreprises génèrent sur des produits ou services ayant une contribution positive. Les cinq grandes transitions que nous analysons et qui représentent une quarantaine d’activités, balaient l’économie, l’écologie, les changements de mode de vie, la démographie et la médecine. Tout cela nous permet de positionner les sociétés sur une matrice ABA, pour above and beyond analysis, et d’en exclure éventuellement certaines de notre gestion.

 

Enfin, notre gamme de produits diversifiée et graduée permet de répondre aux différents enjeux et à la réglementation européenne. Une gestion ISR est un triptyque entre controverse, contribution positive et valorisation. La discipline de gestion financière ne doit en aucun cas être omise. Nous le voyons en ce moment avec des warnings massifs d’entreprises, nous sommes en train de vivre une bulle verte.

 

Quel regard portez-vous sur les péripéties réglementaires avec leurs lots de rétropédalages, de refonte ?
 
La revue des labels a été permanente. Il fallait améliorer le cadre, standardiser les méthodes. Le label ISR manquait d’une crédibilité historique. Ces revues étaient nécessaires mais viennent en parallèle de la SFDR, ce qui nuit à la lisibilité globale des produits. La course à l’échalotte pour se revendiquer Article 9 SFDR a conduit au rétropédalage et déclassement de nombreux fonds en 2022.

 

La SFDR vient juste d’être mise en application et une revue me semble prématurée. C’est un travail colossal d’organisation touchant toutes les fonctions des sociétés de gestion, le tout dans un calendrier très court. De plus, les entreprises dans lesquelles nous investissons n’ont d’obligation de publication de données extra-financières qu’à partir de 2026. Il faudrait attendre cette période afin d’avoir les premiers résultats.

 

Comment vous engagez-vous auprès des entreprises pour promouvoir les meilleurs pratiques ?

 

Nous analysons la gouvernance de manière qualitative, en prenant en compte des éléments tels que l’irrégularité comptable, le positionnement des commissaires au compte, leurs rémunération et indépendance, la présence et l’indépendance du comité d’audit, la qualité de la communication financière. Une politique de vote est naturellement utilisée sur la totalité de nos positions. Nous dialoguons en amont des assemblées générales sur divers sujets et nous nous positionnons en particulier sur toutes les résolutions liées au développement durable, en votant au cas par cas. Nous menons également des campagnes d’engagement portant sur le climat et la responsabilité d’entreprise afin de trouver des axes d’amélioration. En revanche, l’activisme ne fait pas partie de notre ADN. Nous restons des actionnaires minoritaires. Si nous ne voyons pas d’évolution positive à moyen terme, nous désinvestissons.

 

Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontée en tant que directrice ISR chez DNCA ?

 

Le premier défi concerne la donnée. Il n’existe pas à ce jour de base de données brutes fiable, et les méthodes de remontée des données des entreprises ne sont pas encore harmonisées. Le risque est de tomber dans un effet de mode, comme peut l’être la biodiversité. Au-delà du marketing, il faut se poser la question de la fiabilité des données et de la faisabilité de mesurer précisément certains paramètres comme les empreintes eau et sol des entreprises, ou encore la température d’un portefeuille. Le plus gros challenge est d’arriver à dire au client que nous ne savons ou ne pouvons pas encore tout faire.

 

"Il faut se poser la question de la fiabilité des données et de la faisabilité de mesurer précisément certains paramètres"

Par ailleurs, la taxonomie va être un excellent indicateur de crédibilité des fonds "verts" et nous aider à faire le tri. Le chiffre d’alignement taxonomie qui devra être publié - seul chiffre harmonisé, encadré par un texte et des méthodes communes - permettra de vérifier la réalité de la composition des portefeuilles, en rapport notamment à la proposition commerciale.

 

Quelle est votre position sur les émissions brutes ou nettes, et la compensation ?

 

La neutralité carbone est une aberration car mal expliquée. En soi le concept est louable, mais dire qu’un aller-retour Paris-New York est neutre en émissions carbone c’est faire croire au consommateur qu’il n’en a pas émis. On peut alors tomber dans le greenwashing. La neutralité carbone arrive tout au bout de la chaîne d’un processus long, complexe et coûteux. La première étape est de diminuer les émissions brutes par les bonnes pratiques – normes d’efficacité énergétique, comportement de consommation, amélioration des outils industriels – afin d’amorcer une trajectoire de baisse d’intensité carbone.

 

"La neutralité carbone arrive tout au bout de la chaîne d’un processus long, complexe et coûteux" 

Une fois l’optimisation poussée au maximum, on peut alors compenser le résiduel, pour arriver à la neutralité carbone. Rester sur un raisonnement d’émissions nettes et de compensation n’a pas de sens. En considérant qu’un Français devrait planter 400 arbres par an pour compenser ses émissions CO2, cela représenterait plus de 25 milliards d’arbres à planter par an. Qui plus est, nous sommes vigilants sur la qualité de la compensation carbone qui peut remettre en cause le principe lui-même.

 

En un mot, quelle est votre vision de l'avenir de l'ISR ?

 

La finance durable est nécessaire, les flux doivent s’orienter vers des entreprises responsables. Il faut maintenant la rendre crédible, mesurable, opposable et créer une réelle traçabilité. D’autre part, il est important pour les distributeurs de faire comprendre à leurs clients vers quoi ils vont et d’avoir des produits qui correspondent à leurs attentes. Le questionnaire client et son profil extra-financier vont être des éléments forts de réorientation des flux.

 

Propos recueillis par Marc Munier

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