Dans l'univers de la finance, l'investissement à impact émerge comme un catalyseur pour les problématiques climatiques et sociétales. La quête de rentabilité rencontre l'impératif éthique et embarque sur son chemin investisseurs, sociétés de gestion et conseillers. 
Décideurs. L’accès aux données extra-financières est-il démocratisé aujourd’hui ?  
Catherine Siproudhis. Tout investisseur doit être interrogé sur ses préférences en matière de durabilité pour une finance plus responsable depuis que MIF II a été complété sur ce volet en août 2022. En ce sens, il y a eu une démocratisation et tout un chacun est libre d’exprimer ses convictions ISR lorsqu’il souhaite investir dans un produit financier.
Sonia Fasolo. Les sociétés de gestion ont besoin de plus de données afin de mettre en confiance les épargnants, et peuvent être moteur pour demander plus de transparence aux entreprises grâce à l’engagement. De notre point de vue, le manque d’informations ne doit pas justifier l’inaction. Chez ELEVA Capital, nous publions par exemple chaque année un rapport d’impact à partir des données recueillies auprès des entreprises. Ces données sont vérifiées et complétées par un cabinet externe (Ernst & Young). Cela témoigne de la solidité de notre démarche tout en créant un climat de confiance avec nos clients qui ont ainsi une vision très concrète de l’investissement à impact.
Aglaé Touchard Le Drian. La collecte de la donnée est sans doute plus difficile dans le non-coté, notamment auprès des entreprises plus jeunes et moins structurées. Nous utilisons ces données pour construire une trajectoire d’amélioration ESG pour les entreprises que nous accompagnons.
 
Est-ce coûteux de faire de la finance à impact ?
S. F. Les agences de notation ESG ont un coût. Cependant, il est possible - si les sociétés de gestion ont le temps et les ressources humaines pour le faire, d’aller recueillir ces informations dans les rapports des entreprises concernées.
C. S. Dans sa synthèse des contrôles spot relative au respect des engagements extra-financiers contractuels des sociétés de gestion (juin 2023), l’AMF y indique que le coût de l’accès à la donnée extra- financière pour les sociétés de gestion du panel contrôlées a augmenté de 90 % depuis 2019, ce qui représente entre 0,1 % et 0,4 % des commissions de gestion de ces sociétés de gestion.
 
La réglementation est-elle en phase avec le marché ?
S. F. À ce jour, non. Il est demandé aux sociétés de gestion de rapporter des indicateurs sur lesquels les entreprises n’ont pas encore l’obligation de communiquer.  La charrue a été mise avant les bœufs, ce qui devrait être oublié dès lors que la CSRD entrera en vigueur. En témoignent également les réflexions préliminaires qui ont été entamées récemment sur la refonte de du règlement SFDR et qui pourraient conclure à l’abandon de la classification en Articles 6/8/9, cette dernière étant pourtant centrale à la réglementation.
A. T. Le D. La SFDR s’applique à des acteurs financiers très variés couvrant de nombreuses stratégies d’investissement et il peut y avoir des enjeux d’interprétation, notamment sur la définition de la durabilité ou sur les classifications. C’est tout l’enjeu de la consultation en cours par la Commission européenne. La directive CSRD insuffle une dynamique nécessaire pour les entreprises, les engageant à des obligations de reporting de la durabilité plus exigeantes, cependant il ne faut pas que cela devienne dissuasif pour les entreprises concernées, car l’enjeu est au contraire d’embarquer le plus grand nombre et qu’elles réalisent le bénéfice de la démarche.
 
Qu’apporte la directive CSRD ?
C. S. L’objectif est d’avoir une meilleure lecture des données ESG publiées par les émetteurs pour l’investisseur puisque ces données publiées devront respecter un cadre harmonisé. Par ailleurs ces reportings seront également pour les émetteurs un outil de gestion des risques ESG générés par l’activité de l’entreprise selon un principe de double matérialité.
S. F. Cette directive va être d’une aide précieuse car elle va nous donner accès à de nombreuses données, qui seront d’autant plus fiables puisqu’elles seront vérifiées. Le secteur financier aura beaucoup plus de matière sur laquelle s’appuyer. 

 

"Les sociétés de gestion ont besoin de plus d’éléments afin de mettre en confiance les épargnants et les investisseurs."

Guillaume Hublot. La classification SFDR est la transcription financière de la CSRD. L’un des plus grands dangers semble être la difficulté d’interprétation de cette dernière par les entreprises, dans le sens où cela causerait une perte de concurrence des plus petites face aux plus grosses. Les plus fragiles pourraient ne pas réussir à se mettre en bonne conformité du fait des ressources que cela demande.
 
Que pensez-vous de la mise en place de la taxonomie ?
S. F. En l’absence d’informations en provenance des entreprises sur la totalité des objectifs environnementaux de la taxonomie - l'obligation de publier cette information n’interviendra pour elles qu’en 2025 –, il est difficile à ce stade pour les sociétés de gestion de s’engager sur un minimum d’alignement à la taxonomie. Le faire reviendrait à prendre un engagement "à l’aveugle". Cette problématique va se résoudre progressivement, mais les premières estimations sur les entreprises cotées montrent un pourcentage d’alignement à la taxonomie assez faible, ce qui révèle l’aspect exigeant de cette réglementation. C’est cependant un bon début pour identifier les activités durables qui a placé la barre très haut !
A. T. Le D. Le fondement de la taxonomie, qui cherche à orienter les flux financiers vers des activités durables, est extrêmement louable, toutefois elle couvre aujourd’hui essentiellement le volet "environnemental" et pas le "social", ce qui est un grand manque, la transition écologique ne pourra se faire que si elle est portée par l’humain. La taxonomie a par ailleurs été surtout pensée pour les grandes entreprises, et il peut être plus difficile de l’appliquer aux plus petites, notamment dans le non-côté.
G. H. L’un des plus grands risques de la taxonomie est l’exclusion, alors que l’accompagnement vers le mieux est essentiel. Il ne faudrait pas que cette directive conduise à écarter les "cancres" qui pourraient le rester à vie.
 
Une taxonomie sociale pourrait-elle voir le jour ?
C. S. Il est compliqué qu’une taxonomie sociale voie le jour car selon les pays les valeurs sociales, les cultures du travail, de l’égalité H/F notamment sont différentes, et la taxonomie sociale, contrairement à la taxonomie environnementale, ne repose pas sur des critères scientifiques facilement mesurables.
A. T. Le D. Si la taxonomie sociale ne semble pas encore à l’ordre du jour du régulateur, cela ne doit pas nous empêcher d’agir et de travailler proactivement sur un cadre d’analyse. Échanger et formaliser des pratiques de marché avec ses confrères peut aussi être une façon de faire avancer les choses.
S. F. Chez ELEVA Capital nous intégrons les enjeux sociaux dans notre méthodologie d’impact. Pour cela, nous nous référons aux objectifs de développement durable (ODD) afin d’identifier les grandes thématiques intégrant une dimension sociale.
 
Développer sa méthodologie propriétaire de collecte et d’analyse de données extra-financières devient-il indispensable ?
S. F. De notre point de vue, cela fait beaucoup de sens, étant donné les multiples trous dans la raquette réglementaire. Chez ELEVA Capital nous avons développé un outil d’analyse de données ESG propriétaire et une méthodologie sur la partie impact.  Cependant, pour éviter toute accusation de greenwashing, toute méthode doit nécessairement se baser sur les informations fournies par les entreprises elles-mêmes et faire intervenir des vérificateurs. En ce sens, l’investissement à impact offre une alternative convaincante à une réglementation tâtonnante.
A. T. Le D. L’idée n’est pas de réinventer la roue car il y a un enjeu de comparaison des différents éléments pour les investisseurs. Chez RAISE Impact, nous avons développé une méthodologique spécifique s’appuyant sur le cadre existant des objectifs de développement durable de l’ONU, qui nous permet de comparer la contribution d’impact des entreprises quels que soient leur taille ou leur secteur. Nous nous appuyons parallèlement sur des critères ESG assez standards.
C. S. J’ajouterai qu’il me semble très important que les sociétés de gestion se dotent d’un outil propriétaire car aujourd’hui nous avons des contentieux liés à un défaut d’information sur les composantes financières d’un produit financier ou d’un mandat de gestion. Demain, ce sera sur les engagements contractuels extra-financiers d’impact et non plus seulement sur les engagements financiers. Il est important que les sociétés de gestion se dotent d’outils qui puissent démontrer qu’elles ont répondu à leurs engagements contractuels extra-financiers. Sur ce point, l’AMF fait preuve de patience puisqu’elle n’a pas encore sanctionné de sociétés de gestion sur la base de sa doctrine 2020-03 relative à l’information en matière ESG communiquée aux investisseurs qui doit être proportionnée à la prise en compte effective de ces critères. 

 

"L’un des plus grands risques de la taxonomie est l’exclusion."

G. H. Ces outils permettent aux sociétés de gestion d’aller au-delà de la data en mettant en lien la cohérence des données à l’intentionnalité, ce qui sauvera ces sociétés d’un greenwashing.
 
Quelle est votre stratégie sur la finance à impact ?
A. T. Le D. La stratégie de RAISE Impact est d’accompagner des entreprises cherchant à résoudre des enjeux urgents et importants à travers des solutions systémiques. L’impact est ainsi intégré tout au long de notre processus de décision. Il s’agit d’une approche d’investissement qui intègre une nouvelle dimension d’analyse plus qu’une classe d’actifs. Nous commençons par un comité d’impact afin d’identifier la thèse d’impact de l’entreprise, puis nous mettons en place un business plan « impact » avec la volonté d’aligner, par exemple, la rémunération du dirigeant aux critères extra-financiers. Parallèlement, nous travaillons à la mise en place de plans environnementaux et sociaux, que nous suivons régulièrement à travers de comités ESG. Nous prenons très à cœur notre rôle de formateur sur ces sujets, l’enjeu est d’embarquer les entreprises sur une vraie trajectoire d’amélioration, en faisant à la fois évoluer leurs business modèles et process.
Matthieu Detroyat. Chez ELEVA Capital, nous définissons l’univers d’investissement en fonction de la contribution aux ODD en pourcentage du chiffre d’affaires (CA) de chaque société, tout en gardant cette double vision d’impact positif et de rentabilité financière. Nous accompagnons les entreprises dans lesquelles nous investissons à travers l’engagement sur les questions ESG au sens large.
G. H. La première chose que je regarde lorsque je sélectionne les sociétés de gestion partenaires est leur cohérence interne. En matière de finance de marché, le régulateur comme la presse et les investisseurs ont oublié quelque chose d’important : lorsqu’un gérant achète une action, il ne donne pas d’argent à l’entreprise mais à un autre épargnant. Nous finançons principalement la liquidité de marché. Le comportement en tant qu’’actionnaire et en tant qu’acteur du système par ces sociétés de gestion est fondamental pour qu’il y ait véritablement un enjeu. À ce jour, de trop nombreuses sociétés de gestion confient les droits de vote à des tiers, sans même vérifier la direction du vote.
 
Reste-t-il du chemin à parcourir concernant l’éducation des épargnants sur ces thématiques ?
G. H. Il reste beaucoup de pédagogie à faire auprès de nos clients. Nous commençons à avoir quelques demandes mais cela reste à la marge. Pour autant, cela ne nous empêche pas d’engager notre travail sur cette voie.
A. T. Le D. Nous observons une évolution de la base investisseurs des fonds d’impact, avec petit à petit, le développement d’une clientèle "retail" grâce aux partenariats avec des banques privées. 

C. S. Il est très compliqué pour un investisseur de comprendre les différences parmi tous les fonds "verts", et c’est grâce aux réglementations qui vont elles-mêmes se préciser que les mentalités sur l’investissement "vert" vont s’éveiller au fur et à mesure.

 
Comment un investisseur peut-il s’y retrouver parmi toutes les stratégies existantes ?
G. H. Je pense que cela passe par la formation des conseillers. La réglementation considère que l’épargnant doit être en mesure de choisir lui-même ses allocations en fonction de ses compétences sur le sujet, or lorsque vous venez voir un CGP, c’est pour être conseillé. Si les pharmaciens avaient la même approche envers leur clientèle, personne n’aurait accès aux médicaments. Commençons par exiger des conseillers qu’ils sachent de quoi ils parlent et nous éviterons le scandale de certains fonds. Ce n’est pas au client d’avoir la technicité juridique, financière et patrimoniale de sa stratégie.
A. T. Le D. Il existe aujourd’hui une échelle des risques informant sur le profil financier d’investissement, il y a un besoin d’informations complémentaires plus précises sur les enjeux extra-financiers, à travers par exemple la mise en place d’une échelle de la transformation durable des produits, intégrant des informations plus complètes sur les sous-jacents.
M. D. De façon très pragmatique, chez ELEVA Capital, en tant que société de gestion, nous avons le devoir d’informer nos clients de la façon la plus transparente possible. La publication de rapports d’impact est un exemple de transparence, ceux-ci étant audités et validés par un consultant externe afin de certifier que nos processus soient en adéquation avec ce que nous proposons.
 
Que répondre à la croyance prétendant qu’investissement à impact et rentabilité sont antinomiques ?
A. T. Le D. L’investissement à impact reflète des réalités très différentes, à la fois en termes de secteurs, de géographies ou de stade d’investissement, et donc des profils de rentabilité variés. Un fonds axé sur les enjeux sociaux par exemple pourra sans doute assumer un trade off, en raison d’une politique tarifaire plus bas visant des personnes vulnérables ou d’un horizon temporel plus long. Chez RAISE Impact, nous cherchons à concilier performance financière et d’impact. Par cela,  nous observons qu’intégrer les enjeux ESG au cœur de la stratégie des entreprises offre une plus grande résilience dans un contexte économique de poly crises.
M. D. L’ambition d’ELEVA Capital est de combiner les deux, ce qui peut devenir un vrai défi, en témoigne l’environnement de hausse des taux qui sévit depuis trois ans. Les sociétés à duration longue, généralement bien valorisées, nombreuses au sein de l’univers des acteurs au comportement ESG vertueux, ont tendance à sous-performer dans ce contexte. Nous sommes cependant convaincus de leur capacité à surperformer sur le long terme puisqu’elles répondent à des problématiques liées à la transition qui sont centrales : l’investissement à impact réconcilie l’utilité et la performance.                                                                                     
C. S. Un récent sondage d’Opinion Way réalisé en septembre 2023 pour France Active et FAIR sur l’épargne solidaire révèle que 46 % des répondants se disent prêts à investir au sein de placements qui ne seraient pas immédiatement rentables.
G. H. Encore faut-il revoir les profils de risque…
 
Propos recueillis par Marine Fleury 

Intervenants :

Matthieu Detroyat, Gérant de portefeuille Impact, ELEVA Capital

Sonia Fasolo, Gérant de portefeuille Impact, ELEVA Capital

Guillaume Hublot, Associé Gérant, KMH Gestion Privée

Catherine Siproudhis, avocat fondateur, CSAM Associés

Aglaé Touchard Le Drian, Partner - Co-Head, RAISE Impact

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