Les entreprises familiales occupent une place singulière dans l'économie mondiale, représentant, selon les sources, plus de 70 % des entreprises dans le monde. Elles portent en elles des héritages riches et des valeurs profondément enracinées. Pourtant, leur réussite et leur pérennité reposent souvent sur la gestion minutieuse d'une dynamique complexe entre trois sphères cruciales : l'entreprise elle-même, les actionnaires familiaux et la famille en tant qu'entité unie. C’est ce qu’on appelle la dynamique entre les trois cercles.
La dynamique entre les trois cercles : entreprise, actionnaires et famille
L'interaction harmonieuse de ces trois cercles constitue un élément clé pour le succès à long terme des entreprises familiales. L'entreprise, considérée comme le cœur battant, est administrée par des dirigeants dévoués à sa croissance et sa prospérité. Sur les premières générations, ce sont quasi systématiquement des dirigeants familiaux. En tant que dépositaires du patrimoine et gardiens de l'héritage, les actionnaires familiaux jouent un rôle décisif en prenant des décisions stratégiques au sein des organes de gouvernance appropriés, un conseil de surveillance ou un conseil d’administration traditionnellement. Enfin, la famille, en tant qu'entité interconnectée, peut influencer l'entreprise à travers ses valeurs, son identité et sa vision partagée. La notion de famille mérite d’ailleurs souvent d’être challengée en fonction de qui y est inclus.
L’équilibre entre ces trois cercles est la clé du succès des entreprises familiales car ceux-ci peuvent avoir des objectifs différents, notamment des conflits d’intérêts : plus de dividendes pour les actionnaires contre plus d’investissement pour l’entreprise. Il est crucial de bien comprendre les aspirations de la famille et de créer des mécanismes de gouvernance qui favorisent une communication transparente.
Par expérience, lorsque j’intègre un système familial propriétaire d’une entreprise depuis plusieurs générations, je constate souvent qu’il est compliqué pour ses parties prenantes de ne pas mélanger les cercles entre eux, particulièrement pour la première et la seconde génération où les décisions stratégiques et les problèmes se règlent dans “la cuisine”. À partir des cousinades, la dynamique peut s’avérer beaucoup plus complexes et les conflits plus prégnants.
L'influence des émotions et de l'histoire familiale
L'âme de ces entreprises est imprégnée d'émotions et de récits familiaux. Les liens et les dynamiques intergénérationnelles peuvent exercer un impact significatif sur les décisions et l'orientation de l'entreprise. L'approche systémique, qui analyse les interactions complexes au sein de la famille en tant que système, peut apporter des perspectives cruciales sur les dynamiques inconscientes.
Le génogramme, représentation graphique des systèmes familiaux, est un outil inestimable pour comprendre ces interactions. Il permet de visualiser les schémas héréditaires, les relations, les émotions et les facteurs psychologiques qui influent sur les décisions. Ils permettent aussi de comprendre les schémas familiaux, de déterrer les tensions enfouies et de fournir une aide aux prises de décision.
Il existe deux manières d’utiliser cet outil pour un consultant en gouvernance familiale.
Premièrement, le consultant peut le dessiner lui-même pour essayer de visualiser la dynamique émotionnelle de la famille dans son ensemble et naviguer dans ce système ancré depuis plusieurs générations où certains traumatismes peuvent se répéter. Le génogramme fait alors office de carte pour se diriger dans le système. En second lieu, le consultant peut aussi accompagner tout ou partie des membres de la famille dans la construction de leur propre génogramme, souvent de façon individuelle pour garantir l’authenticité des informations recueillies. Dans ce cas précis, le travail est très différent car le professionnel doit porter son attention sur les erreurs qui vont se glisser ici et là de manière inconsciente par le participant. Il n’est pas rare de voir une partie de la famille oubliée, ou l’ordre des enfants intervertis. Il permet également de documenter plus amplement les événements parfois tragiques que la famille a traversés et comment ces derniers ont pu affecter la dynamique émotionnelle du système.
Ce travail permet de comprendre la place de chacun : comment les fratries sont-elles organisées ? Le système est-il patriarcal ou matriarcal ? Quels rôles ont pris les différents familiaux et est-ce que cela se répète ? On découvre aussi des traumas ou des addictions propres à chaque famille, qui, pour certains peuvent se répéter et donnent une indication forte de la dynamique du système pour identifier des émotions telles que la jalousie, l’aigreur, la colère, l’humiliation, le rejet, pour n’en citer que quelques-uns. Par ailleurs, la capacité de comprendre comment ces émotions évoluent au travers des trois cercles de manière inappropriée est l’une des clés pour comprendre le système avant de pouvoir agir sur celui-ci.
Dans ma pratique, une fois le génogramme en main, je cherche rapidement trois personnes clés. D’abord le CEO ou dirigeant de l’entreprise, qui est assez facile à trouver car souvent en haut de l’organigramme, mais également la première personne à me contacter. Il y a ensuite le deuxième CEO, le “chief emotional officer”, c’est souvent le médiateur de la famille, qui fait traditionnellement un très bon président du conseil de famille. Cette deuxième personne connaît tous les secrets de la famille, car elle agit comme un container qui capte la dynamique émotionnelle du système. Enfin, la troisième personne est souvent la personne considérée comme “compliquée” de la famille, elle peut être parfois émotionnellement instable et apporte beaucoup de difficultés aux autres membres de la famille qui s’en plaignent. Mon rôle est de comprendre ce qu’elle porte et ce que le reste de la famille n’a pas voulu endosser ou ce que la famille lui a inconsciemment imposé.
Les organes de gouvernance : conseil de famille, conseil d'administration, directoire
Pour gérer efficacement ces trois cercles, les entreprises familiales s'appuient sur différents organes de gouvernance afin de professionnaliser la famille comme on professionnalise l’entreprise.
Le conseil de famille crée un espace où les membres de la famille peuvent discuter des valeurs, des enjeux et des objectifs de la famille au regard des trois cercles. Le conseil d'administration ou le conseil de surveillance, composé de membres internes et externes, assure une supervision professionnelle et stratégique de l'entreprise. Il a souvent comme mission de challenger le directoire lorsque tout va bien et de venir en support lorsque tout va mal. Enfin, le directoire, quant à lui, gère l’entreprise, exécute la stratégie, et rend compte au conseil.
Ces organes de gouvernance interagissent étroitement avec les trois cercles. Le conseil de famille unit l'entreprise et la famille, en intégrant les valeurs familiales dans la prise de décisions. C’est Ici que l’on prépare la nouvelle génération, qu’est structurée la charte familiale et que l’on travaille activement sur l’affectio familiæ et societatis. C’est aussi souvent l’endroit où se structure l’approche patrimoniale de la famille et où se traitent les problématiques civiles, fiscales, patrimoniales et transmission intergénérationnelle. Lorsque les enjeux se complexifient, ces familles structurent un family office, internalisé ou externalisé, pour coordonner l’ensemble de ces sujets. Il est donc indispensable que ce dernier comprenne et maîtrise la dimension émotionnelle du système familial pour être performant dans son accompagnement.
Le conseil d'administration ou le conseil de surveillance et le directoire relient l'entreprise et les actionnaires, garantissant une gestion professionnelle alignée sur les objectifs stratégiques. Des membres de la famille actionnaires font très souvent partie de ces deux cercles et l’enjeu est de bien différencier les rôles entre un dirigeant actionnaire, un actionnaire membre du conseil du simple actionnaire, au-delà de son statut de membre de la famille. C’est ici que les choses se compliquent car l’enjeu de ces organes de gouvernance constitue le lien tangible qui maintient l'équilibre entre les aspirations familiales et les impératifs de l’entreprise.
Transmission intergénérationnelle et urgence Environnementale
L'un des principaux facteurs qui déterminent la survie des entreprises familiales est leur capacité à développer une orientation entrepreneuriale distinctive à chaque génération. C'est l'une des principales raisons pour lesquelles les transitions à la tête d'une entreprise sont toujours un moment dangereux : l'avenir de la famille et de son entreprise est en jeu. Ce sujet a fait l'objet de recherches approfondies, en particulier la question de savoir pourquoi les nouvelles générations d'entreprises familiales réussissent ou échouent. Cependant, une donnée reste jusqu’à présent peu étudiée : il s’agit de la manière dont les ambitions de ces sociétés relèvent les défis environnementaux et affectent leur dynamique intergénérationnelle, en matière d'accélération ou de ralentissement, et dans quelle mesure les générations actuelles et suivantes de dirigeants familiaux sont disposées à contribuer à la quête familiale.
La transmission intergénérationnelle est une étape critique dans la vie des entreprises familiales. Elle exige une compréhension profonde de l'histoire, des valeurs et des rêves familiaux. Cependant, l'urgence environnementale ajoute une dimension supplémentaire de complexité. Les divergences d'opinions entre les actionnaires familiaux sur la manière de concilier durabilité et rentabilité peuvent exacerber les tensions émotionnelles au sein de la famille.
L'impact de la crise climatique peut raviver les débats sur la direction future de l'entreprise. Certains membres de la famille défendent des initiatives durables, tandis que d'autres privilégient la préservation de la rentabilité. L'intégration des valeurs environnementales dans la gouvernance permet de renforcer la cohésion familiale autour d'une cause commune, tout en répondant aux défis actuels de notre société.
En somme, la gouvernance des entreprises familiales requiert compréhension, patience et ouverture. L'équilibre entre histoire, émotions, durabilité et rentabilité constitue un acte d'équilibriste délicat. Les outils tels que les génogrammes pour comprendre la dynamique inconsciente et émotionnelle de la famille, ainsi que les organes de gouvernance adaptés pour structurer son organisation jouent un rôle essentiel dans la création d'une harmonie entre ces éléments, assurant la pérennité des entreprises familiales dans un monde en constante évolution.
Certaines familles ont mis en place une réflexion transversale autour d’une thèse d’investissement à impact partagée entre les trois cercles afin de les aider à structurer une démarche holistique de leurs investissements et répondre aux grands enjeux des différents cercles et aligner leurs valeurs avec leurs investissements, pour le bien commun de la famille, des actionnaires et de l’entreprise.