À la suite de la loi du 8 mars 2023 levant la carence sur les arrêts liés aux fausses couches, la réflexion commence à émerger en entreprise quant à l’adoption d’une même mesure pour les IVG, une procédure à laquelle, selon les chiffres de la Drees, 234 300 femmes ont eu recours en 2022, soit 17 000 de plus qu’en 2021. 

Aux États-Unis, où la loi s’est considérablement durcie, la couverture des frais de déplacement pour IVG fait désormais partie du package des grandes entreprises, et est considérée comme un levier supplémentaire pour l’égalité femmes-hommes.

L’IVG aux États-Unis : un nouvel enjeu de marque employeur

Depuis que la Cour suprême américaine a abrogé l’arrêt Roe v. Wade le 24 juin 2022, quinze États l’ont interdit, et au Texas, en Louisiane ou au Mississippi, même le viol ou l’inceste ne sont pas considérés comme des motifs recevables pour interrompre une grossesse. Parallèlement, d’autres États en ont fortement restreint l’accès, précarisant les femmes – notamment les moins favorisées – et leur santé.

En réaction à ces politiques, nombreuses sont les grandes entreprises qui ont inclus à leurs avantages sociaux les frais de déplacement liés aux avortements, pour les employées vivant dans les États les plus restrictifs.  C’est le cas d’Apple, Amazon, Bumble, Citigroup, Disney, Match, Starbucks, Target, Tesla, Uber ou encore Yelp.

En août 2023, une étude impliquant des universitaires et une équipe de recherche du site Indeed analysait l’impact de ces politiques RH sur la marque employeur. Après examen du nombre de clics sur les annonces Indeed, les chercheurs ont constaté que les entreprises ayant une politique favorable à l’accès à l’avortement voyaient leur attrait augmenter de près de 8% – un effet allant bien sûr croissant dans des secteurs ou métiers à prédominance féminine.

Sans assistance sur les droits reproductifs et l’avortement, un risque de déperdition de leaders

Une autre étude menée par le cabinet américain LeanIn.org durant l’été 2022 montrait qu’une majorité de femmes et d’hommes aux États-Unis estimaient que les entreprises devaient prendre des mesures pour protéger les droits reproductifs, et mettait en évidence le risque de déperdition de futures et futurs leaders en l’absence d’actions concrètes. Pour 81% des femmes interrogées, soutenir l’accès aux droits reproductifs (y compris l’avortement) démontrait l’engagement de l’entreprise envers les femmes et leur progression de carrière, et 76% des femmes et 74% des hommes se disaient plus susceptibles de vouloir travailler pour une entreprise qui soutient l'accès à l'avortement. Les hommes interrogés reconnaissaient aussi à 79% que pouvoir maîtriser le moment où l’on devient parent joue un rôle clé pour accomplir ses ambitions professionnelles.

De manière étonnante, du moins vu depuis la France, les personnes interrogées manifestaient ces convictions sans réelle distinction politique : 63% de Républicains et 84% de Démocrates affirmaient préférer travailler au sein d’une entreprise qui facilite l’accès à l’IVG. De fait, le lien entre cette liberté de choix et le cadencement d’une carrière est clair, ce que Miriam Warren, directrice diversité & inclusion chez Yelp, expliquait au Wall Street Journal : “Quand on parle de l’avancement des femmes dans leur carrière pour tenter de rendre les conseils d’administration plus mixtes, et que l’on assiste à ces restrictions, on voit que tout est lié.

IVG : même en France, l’accès demeure difficile  

Décider d’interrompre une grossesse non désirée est une décision intime régie de près par la politique, et dont les répercussions sont réelles, faute de soutien médical (très rares sont les médecins qui donnent un arrêt de travail) et institutionnel (ces arrêts sont, comme les autres, soumis à la carence et peuvent précariser les femmes). Une IVG n’a en effet rien d’anodin d’un point de vue physiologique : la procédure est douloureuse, donne lieu à de forts saignements et requiert en amont au moins deux absences, lors du rendez-vous de diagnostic et le jour de la procédure. Précisons à toutes fins utiles que selon un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) publié en 2009, 72 % des IVG sont réalisées sur des femmes qui étaient sous contraception.

À cela s’ajoutent les difficultés, en France aussi, pour accéder à ce droit : selon le Planning familial, de plus en plus de femmes en rencontrent, notamment dans les déserts médicaux. Dans un entretien pour France Inter, Sarah Durocher, présidente nationale du Planning familial, analysait ces difficultés : “Comme il y a de moins en moins de centres IVG sur tout le territoire, comme de nombreuses maternités ont fermé ces dernières années, de plus en plus de femmes sont obligées de faire des longs trajets en voiture pour accéder à l’avortement.”

Avorter “ sans honte ni perte de salaire”  : un sujet RH qui émerge dans l’Hexagone 

Il s’agit, qu’on le veuille ou non, d’un sujet de santé physique et psychique qui trouve sa place dans la réflexion RH en prévention des risques psychosociaux.

En avril 2023, le Journal du Dimanche publiait une tribune, signée par 32 personnalités, appelant à la création d’un congé IVG pour faciliter l’accès à cette procédure et surtout, pour préserver la dignité des femmes : “Dans cette situation – qui, pour rappel, est rarement vécue comme un moment de plaisir –, les femmes doivent donc continuer de ‘se débrouiller’ pour s’absenter, autrement dit poser une RTT ou se voir accorder un congé maladie qui les pénalise financièrement”, décrivait Edmée Citroën, journaliste et autrice de la tribune. Parmi les signataires, quelques entrepreneurs notamment Laurent de la Clergerie (LDLC, 1 000 employés) qui confirmait, lors d’un entretien avec Décideurs RH, l’engagement de son groupe sur ce point : “Nous n’avons pas encore écrit dans le dur qu’on le faisait, mais il était évident pour moi qu’on l’instaurait dès lors que je signais la tribune. L’IVG est un traumatisme potentiellement psychologique et quoi qu’il arrive physiologique, et cela ne nous coûte rien de donner trois jours.”

“L’IVG est un traumatisme potentiellement psychologique et quoi qu’il arrive physiologique, et cela ne nous coûte rien de donner trois jours.”

Laurent de la Clergerie, groupe LDLC

En France, les entreprises Gleamer (AI appliquée à la radiologie) et Redman (promoteur immobilier à mission) ont également entamé ce pas, levant un tabou tenace et politique qui pèse sur les corps et les carrières des femmes. Christian Allouche, signataire de la tribune et CEO de Gleamer (60 employés), défend sa position : “Nous sommes engagés dans la normalisation de l’IVG. Cela va dans le sens d’un futur responsable et souhaitable que ce soit pris en charge par l’entreprise. Il nous fallait sortir de cette incohérence : dans aucun monde, une femme ne devrait poser un congé à ses propres frais pour engager cette procédure difficile.” Ainsi, chez Gleamer, qu’il s’agisse de la femme concernée ou de son ou sa conjointe, les individus peuvent solliciter un rendez-vous RH confidentiel afin d’obtenir un congé de 1 jour rémunéré pour recourir à une IVG. La bonne circulation d’une telle information étant clé, “les nouveaux employés sont informés grâce à un onboarding complet, durant lequel on leur communique tout ce à quoi ils et elles ont droit”.

“C’est très important de parler de l’IVG car les femmes doivent, concrètement, prendre des rendez-vous, poser des jours et endurer de très fortes douleurs : tout cela peut aggraver une situation qui n’est déjà pas simple.”

Camille Declerck, RRH chez Redman

En septembre dernier, dans le post LinkedIn où il annonçait les nouvelles mesures RH de Redman relatives aux questions de parentalité, le dirigeant de l’entreprise, Matthias Navarro, écrivait : Parce qu’avorter doit pouvoir se faire sans honte ni perte de salaire, nous offrons une absence de trois jours sans délai de carence en cas de fausse couche ou d'interruption volontaire de grossesse (IVG). Camille Declerck, RRH chez Redman, appuyait encore ce propos auprès de Décideurs RH, rappelant en préambule qu’elle a elle-même recouru à une IVG lorsqu’elle est entrée en poste : “C’est très important de parler de l’IVG car les femmes doivent, concrètement, prendre des rendez-vous, poser des jours et endurer de très fortes douleurs : tout cela peut aggraver une situation qui n’est déjà pas simple. Si les employeurs comprennent ces enjeux, cela permettra aux femmes de vivre ces moments, qui arrivent plus souvent qu’on ne le croit, dans des conditions correctes.” Elle insiste : « Il n’y a aucune raison que des moments comme l’IVG ou la fausse couche, très éprouvants, ne soient pas pensés sur le plan RH. Le faire est un signal pour les personnes qui travaillent chez nous ou pourraient nous rejoindre : vous êtes en zone safe, ici vous serez accompagnée, comprise et respectée.

Judith Aquien

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