Philosophe renommée, Gabrielle Halpern a travaillé au sein de plusieurs cabinets ministériels, avant de codiriger un incubateur de start-up. Ses travaux de recherche portent sur la question de l’hybridation, sujet auquel elle a consacré plusieurs ouvrages. Elle vient de publier une note de prospective à la Fondation Jean-Jaurès, en partenariat avec Andicat et la Cité de l’économie et des métiers de demain, mettant en avant une réflexion sur la façon dont les Établissements ou services d’aide par le travail (Esat) pourraient être une source d’inspiration pour transformer le monde du travail ordinaire.
Gabrielle Halpern : "Développer l’art du regard en entreprise"
Décideurs. Pourquoi avoir mené ce travail au sein des Esat ?
Gabrielle Halpern. Lors de la réforme des retraites en début d’année 2023, j’ai été frappée par les nombreux propos des Français faisant part d’un mal-être au travail. Les différents témoignages concernant la perte de sens des salariés m’ont d’autant plus questionnée que les expériences que j’avais pu recueillir auprès de personnes en situation de handicap, au sein de ce que l’on appelle le "milieu protégé", mettaient en avant leur bonheur à travailler. Le paradoxe était frappant et méritait d’être analysé.
Comment avez-vous réalisé ce travail ?
La Cité de l'économie et des métiers de demain de la région Occitanie et l’Andicat m’ont accompagnée, afin que je puisse mener un travail de recherche sur le terrain. Nous avons construit un échantillon exploratoire représentatif de différents secteurs, de l’industrie à la culture, et couvrant l’ensemble du territoire. J’ai ensuite mené des entretiens bilatéraux avec un grand nombre de parties prenantes au sein des Esat concernés.
Quel était votre constat initial sur le monde du travail actuel en France ?
Mes recherches m’avaient conduite à remettre en cause certains tabous concernant le monde du travail : les carrières linéaires, l’hyperspécialisation et la division du travail qui seraient gage de productivité. Les jeunes générations remettent en question, à raison, nos anciens modes de fonctionnement. Nous voyons apparaître l’importance de la valeur ajoutée du sur-mesure, mais aussi celle de passer d’un métier à un autre, en transposant des compétences d’un univers professionnel à un autre, et, ce faisant, en les réinventant. Je ne crois pas que les métiers de demain seront radicalement différents de ceux d’aujourd’hui : ce seront les mêmes, mais hybridés les uns avec les autres.
"Ce droit à la lenteur doit nous questionner. Nous associons encore performance économique à rythme de production soutenue"
Face à ce constat de l’urgence de repenser notre façon traditionnelle de travailler, que vous a appris votre travail au sein des Esat ?
Un management qui prend justement en compte le sur-mesure : les personnes en situation de handicap peuvent par exemple travailler debout le matin et assises l’après-midi, leur emploi du temps et les conditions de l’exercice de leur travail prennent constamment en compte les impératifs de santé et personnels des individus. Au sein du milieu ordinaire, la question des proches aidants met en avant ce besoin d’individualisation. Lorsque les emplois du temps sont personnalisés, la productivité augmente. Il s’agit également d’un impératif nécessaire si nous souhaitons que la parité au travail ne soit pas qu’une utopie.
Ensuite, les Esat que j’ai pu observer représentent un exemple d’école permanente : les travailleurs développent plusieurs expertises. À mon sens, cela offre la possibilité d’une réelle entraide entre les collaborateurs, mais permet aussi de répondre en partie au mal-être des individus. Nous définissons souvent notre identité par le rapport que nous avons avec notre métier. Reprenons alors la pensée du philosophe Jean-Paul Sartre : je suis ce que je fais. Si nos actes nous définissent, il est impératif de pouvoir avoir l’opportunité de faire autrement ou autre chose, afin de mieux se connaître et s'"augmenter". Cette réflexion doit pouvoir être insufflée au sein du milieu ordinaire.
Enfin, le rapport au temps m’est apparu comme une réelle source d’inspiration. Une ouvrière en situation de handicap m’a dit : "Je travaille très lentement mais j’aime mon travail. Certes, je prends du temps mais mon travail est bien fait, personne ne doit repasser derrière." Ce droit à la lenteur doit nous questionner. Nous associons encore performance économique à rythme de production soutenue. Toutefois, cela peut conduire à bâcler son travail ; ce qui a un impact sur l’épanouissement du salarié qui a une mauvaise image de lui-même, tout comme sur le client qui n’est pas satisfait du produit ou du service. Le temps que l’on croit gagner d’un côté, on finit par le perdre, de l’autre. Si nous examinons bien nos façons de travailler, nous percevons un temps qui est perdu : que cela soit lors de réunions trop longues ou récurrentes, ou lors de la réalisation de process absurdes. Les entreprises doivent se poser la question du choix d’allocation de leurs ressources temporelles. Si l’on veut redonner du sens et de la valeur au travail, il faut créer les conditions pour que celui-ci puisse être bien accompli.
Comment revoir le management à l’aune de ces réflexions ?
L’entreprise doit avoir une réflexion prospective sur la question du management de proximité. En milieu protégé, l’expérience est particulière car le manager est confronté à des personnes qui n’ont pas toujours la capacité de s’exprimer oralement avec aisance. Alors, le manager développe l’art du regard, observe les mains, les visages, les postures, les marques de fatigue. Tous ces indices doivent nous inspirer afin de mieux accompagner les équipes. Cet art du regard est un véritable atout. Il est urgent de le développer au sein des entreprises afin que nous ne nous dirigions pas vers une crise du travail exponentielle.
"Dans les Esat que j’ai observés, on considère les personnes au vu de leurs potentiels et donc de leur avenir"
Trouve-t-on une piste de réflexion particulière au sein du milieu protégé concernant la crise de sens ?
La possibilité de l’entraide, le développement de multiples compétences à travers l’apprentissage de différents métiers ou encore le meilleur choix d’allocation de nos ressources temporelles, sont déjà des éléments de réponse importants pour redonner du sens au travail. Par ailleurs, nous avons l’habitude dans le monde de l’entreprise de regarder les individus eu égard à leur passé : ce qu’ils ont déjà accompli, leurs parcours professionnels et scolaires à travers leur CV ; dans les Esat que j’ai observés, on considère les personnes au vu de leurs potentiels et donc de leur avenir. C’est l’avenir qui donnera un sens à notre présent et à notre passé !
Propos recueillis par Elsa Guérin