Depuis mars 2021, les entreprises doivent faire face à une succession de crises en rafales (pandémie, conflit russo-ukrainien, tensions internationales sur les supply chain, etc.) qui mettent à rude épreuve leur marge de manœuvre stratégique en matière de développement. Cette période mouvementée pour les entreprises se déroule sur fond de changement réglementaire avec l’entrée en vigueur à l’automne 2021 de la directive européenne "Restructuration et insolvabilité". Encore récent, le dispositif n’a pas encore eu l’occasion de s’illustrer mais il constitue un jalon fort qui modifie en profondeur l’équilibre des pouvoirs entre actionnaires et créanciers.

 

Décideurs. On sent un frémissement sur le marché du restructuring. Quel est l’état des lieux actuel dans les secteurs d’activité BtoC et BtoB ? 

Sébastien Gauthier : Après l’effet de sidération provoqué par la guerre en Ukraine ainsi que l’envol des prix de l’essence et des produits alimentaires, les biens qui ne sont pas de première nécessité font l’objet d’arbitrages de la part des consommateurs. Nous avons noté sur nos participations retail un ralentissement très net des achats sur internet et une baisse de la fréquentation en boutiques. Côté investissements, nous avons également remarqué une légère accélération des procédures amiables pour les dossiers en tension.

Henri Juin : les acteurs du BtoB semblent avoir pris le pli de la crise. Leur véritable inquiétude porte sur la hausse des prix et la façon dont ils peuvent la répercuter à leurs clients. Aujourd’hui, les industriels ont développé une logique d’acceptation et de coopération afin de garantir les livraisons face à des situations de pénurie de composants électroniques et de matières premières. Le volet social leur donne aussi du fil à retordre. Avec la hausse du prix du carburant, les employés qui touchent des salaires situés dans une fourchette basse sont à la peine et réclament des augmentations. C’est compliqué de leur répondre sans savoir combien de temps va durer cette crise et si nous avons affaire à une inflation durable ou uniquement liée au conflit russo-ukrainien. Pour les entreprises, cela demande une gestion au plus juste des engagements à long terme. Les crises successives que nous avons vécues récemment peuvent nous amener en tant qu’entrepreneur à faire de gros progrès en matière d’écologie et par la suite en tirer une valeur ajoutée spécifique.

Laurent Suster. La hausse des prix de l’énergie et la pénurie de composants préexistaient à la crise ukrainienne. Celle-ci l’a néanmoins amplifiée. À cela s’ajoute le manque de visibilité sur la fin de ce conflit. Au Ciri, il y a peu de dossiers avec des capitaux russes en jeu. Mais dans ce cas, il faut trouver des solutions pour sortir les actionnaires russes et éviter les sanctions internationales. D’autres entreprises ont des activités en Ukraine et en Russie. Les plus exposées sont celles déjà fragilisées par ailleurs et pour lesquelles une perte de marché dans ces zones risque d’aggraver la fonte de leurs chiffres d’affaires.  Enfin, troisième scénario possible : celui des acteurs économiques qui redoutent des difficultés d’accès à des matériaux ou matières premières entrant dans leur flux de production. C’est le cas de l’approvisionnement en titane de la filière aéronautique. N’oublions pas non plus la problématique du prix de l’électricité et du gaz susceptible d’induire un changement radical du business plan dans certains cas. Dans le cadre des aides d’État prévues pour soulager l’impact de la crise ukrainienne, une couverture de 50% du surcoût de la facture énergétique des entreprises avec un plafond situé entre 25 M€ pour toutes les filières et 50 M€, pour 25 secteurs considérés comme stratégiques, a été décidée.  

Jonathan El Baze. Aujourd'hui, nous sommes face à des difficultés plus insidieuses. Celles-ci sont en partie liées à l’augmentation des coûts (matières, énergies, transports) et aux difficultés d’approvisionnement et leur impact à moyen terme sur les comptes des entreprises dont l’endettement a progressé pendant la crise sanitaire. Entre avril 2020 et septembre 2021, ce sont près de 130 Md€ de PGE qui ont été accordés aux entreprises en France, dont la majorité a été injectée entre mai et décembre 2020. Les échéances de remboursement de ces prêts vont donc intervenir sur le deuxième semestre 2022, puisque la plupart des entreprises a opté pour deux années de franchise. Une dégradation progressive des EBITDA pourrait ainsi nécessiter une restructuration de l’endettement dont une partie ne sera pas soutenable. Jusqu’ici, il y a eu peu de restructurations de PGE car celui-ci était, en franchise, mais son remboursement pourrait prochainement constituer un facteur de difficulté en venant s’additionner aux autres échéances de remboursement, dans un contexte économique dégradé.

Pierre-Alain Bouhenic. La crise sanitaire s’est traduit, pour beaucoup d’entreprises par une crise financière consécutive à la raréfaction des disponibilités et des fonds propres. Aujourd'hui, le niveau d’endettement des entreprises est élevé car la réponse apportée par l’Etat à la perte de chiffre d’affaires lié au Covid est un financement dédié (principalement les PGE).  Parallèlement à ce niveau d’endettement la crise financière entraine une raréfaction des concours financiers aux entreprisests  . Le vrai problème réside donc aujourd’hui dans le manque de fonds propres des sociétés et des besoins d’investissements en equity pour faire face aux enjeux et mutations des prochaines années. La pandémie a en effet entraîné une mutation accélérée des business models, généralement très consommatrice de cash. Un des éléments essentiels pour garantir la reprise est l’afflux de capitaux, de liquidités et de fonds propres.

S. G. Beaucoup de sociétés familiales, qui réalisent entre 30 et 40 M€ de chiffre d’affaires, sont surendettées et n’auront probablement plus les moyens de leurs ambitions industrielles. D’un côté l’actionnaire familial  a du mal à reconnaître qu'il est surendetté et que ses actions ne valent plus grand-chose. De l’autre le banquier n’entend pas accepter un abandon de dette, sans crise majeure de liquidité. L’un et les autres s’accordent alors assez facilement sur un étalement des dettes. En d’autres termes, on repousse le problème de surendettement et on handicape durablement les capacités d’investissement futur. En l’absence de crise trésorerie, l’option de l’arrivée d’un nouvel actionnaire même minoritaire susceptible d’amener ce dont l’entreprise a besoin ( nouvelle réflexion stratégique, sang neuf ou trésorerie) est assez rapidement écarté. 

J. El B. L’actionnaire espère toujours une augmentation de la valeur de l’entreprise. Entre la dégradation de l’Ebitda et l'augmentation de l'endettement, une partie de son equity a pu être absorbée par la combinaison de ces deux facteurs. En l’absence de crise de liquidités, son intérêt est d’attendre plutôt que de laisser entrer un nouvel investisseur. Il espère qu’avec le temps, la valeur de l’entreprise reparte à la hausse et que les conditions pour faire entrer un nouvel actionnaire soient plus favorables. Son intérêt n’est donc pas toujours aligné avec celui de l’entreprise, pour lequel cette inertie peut participer à la dégradation de la situation.  

Les problèmes de liquidités sont-ils toujours des points de bascule déterminants ? 

S. G.En l’absence de crise de trésorerie, nos propositions d’entrée au capital sont utilisées le plus souvent par les dirigeants comme levier dans la négociation avec les banques. C’est la crise de liquidité et le besoin de new money qui placent les investisseurs en new money véritablement au centre du jeu. La seule manière de sortir du surendettement est d’obtenir un abandon significatif de dette et une injection de new money. Cela nécessite le plus souvent une procédure de sauvegarde. Or, il est difficile de convaincre l’actionnaire de faire confiance à cette procédure non confidentielle et dont il n'est pas le chef d’orchestre. La banque n’a pas non plus intérêt à une bascule en procédure de sauvegarde. A nouveau, sans crise de liquidité, actionnaires et banquiers s’accordent pour repousser le problème de surendettement sans entrée de nouvel actionnaire. 

Mofdi Gassoumi. Nous avons traversé une période où l’accent était mis sur les liquidités sans se préoccuper des autres équilibres financiers structurels. Une restructuration en profondeur de la dette des entreprises va devenir incontournable. Avec la guerre en Ukraine, les valorisations des entreprises commencent à être remises en cause dans certains secteurs d’activité comme le marché des matériaux de construction. Il faut donc se préparer à des renégociations. 

Le créancier a-t-il toujours le mauvais rôle dans l’affaire finalement ? 

P.-A. B. Le doit des difficultés de l’entreprise s’est toujours construit sur l’équilibre des forces entre les différents acteurs, les actionnaires, la société et les créanciers. Culturellement, en France, lLe droit de propriété de l’actionnaire a longtemps eu la préséance sur les droits des créanciers. Le besoin que la France soit une plateforme attractive pour les financiers et investisseurs, et l’attractivité du modèle anglo-saxon conduit depuis une dizaine d’année à équilibrer les pouvoirs en présence en renforçant, timidement dans un premier temps, les droits des créanciers. Concrètement, dans les procédures en cours  les créanciers conditionnent aujourd’hui leur effort, à l’effectivité des efforts consentis par les actionnaires. C’est la manifestation de la subordination de l’equity à la dette en somme. 

S. G. C’est aussi lié au fait que de nombreux établissements bancaires conditionnent le plus souvent leurs efforts à ceux de l’actionnaire. Un apport de « new money » de l’actionnaire, est une preuve de confiance dans l’avenir de la société en difficulté. Si celui-ci ne remettait pas d’argent, restait en place sans dilution, obtenait un rééchelonnement des dettes de l’entreprise sans prendre aucun risque supplémentaire, ce serait comme si la banque lui donnait une nouvelle option gratuite. De notre point de vue, les banques devraient systématiquement conditionner leur soutien à un apport New Money de l’actionnaire ou l’entrée d’un nouvel actionnaire capital. 

L. S. La culture française est orientée vers les procédures amiables, voire de prepack cession mais il y a aussi des cas où une personne physique n’a pas d’argent à remettre dans l’entreprise dont elle est actionnaire. Au Ciri, nous essayons alors de convaincre les banques de repousser la dette. Cela remet en question l’efficacité de ces solutions par rapport à une procédure collective, notamment dans des dossiers qui peuvent cumuler plusieurs types de défis, qu’ils soient managériaux, commerciaux ou stratégiques, etc. Dans ce cas, le choix d’un redressement judiciaire précoce peut s’avérer plus pertinent, plutôt que d’espérer une solution "in bonis" qui n’arrive pas et consomme trop de cash.

M. G. Le problème des banques, et des prêteurs de façon générale, est de voir la valeur se décoter. À un moment, on peut comprendre qu’elles ne souhaitent pas perdre de l’argent de façon inconsidérée. De plus, il arrive aussi qu’elles financent des holdings avec des positions d’actionnaires détenant de fait de l’equity en "haut de la pyramide" et de prêteurs "en bas" au niveau des filiales détenues par la structure de tête. C’est un peu schizophrénique mais cela demande d’assumer les choix opérés en matière de gestion des risques. 

La directive européenne vient rebattre les cartes de ces rapports de force de façon nette. Comment analysez-vous ses effets ? 

P.-A. B. Le traitement des entreprises en difficulté exige une sécurité juridique. La directive européenne a apporté des clarifications indispensables sur le traitement des actionnaires dans le cadre des classes de parties affectées. Le fait de dire que l’actionnaire est une partie affectée au même titre que le créancier constitue un changement profond de paradigme. L’idée est de pouvoir imposer à des créanciers juniors des solutions, et cela, sans porter préjudice à l’intérêt social de l’entreprise et en objectivant qu’ils ne « sont plus dans la money ». Mais pour forcer une solution interclasses, il faut démontrer que les créanciers juniors, qui vont perdre la « money », ne seraient pas mieux traités en retenant une autre alternative. Bien qu’économiquement cohérent cette mécanique risque d’ouvrir un nombre important des créanciers « qui ne sont pas dans la money » qui n’auront d’autre choix que contester la solution mise en place (la constitution des classes, la qualification du creditor best interest, la valorisation de l’entreprise…). 

M. G. Dans le cadre de la nouvelle réglementation introduite avec la transposition de la directive européenne, les créanciers les plus seniors, notamment les banques, vont occuper une position stratégique et incontournable pour deux raisons. Premièrement, débancariser une société fait courir à cette dernière un risque majeur. Deuxièmement, sans créanciers sécurisés, il est difficile de mener à bien une restructuration. Dans ce nouveau cadre, les banques pourront passer des alliances tactiques avec les actionnaires existants, les nouveaux entrants ou les prêteurs subordonnés.

J. El B. La conciliation est procédure juridique qui encadre la conduite d’une négociation. Aussi, et s’agissant d’une négociation, les alternatives de chacune des parties vont structurer le rapport de forces dans les discussions. L’alternative pour le débiteur, voire son actionnaire, a longtemps consisté à brandir la menace d’un plan sur dix ans. Avec la directive européenne, ce rapport de forces pourrait être modifié dans certains dossiers et permettre l’obtention d’accords peut-être plus équilibrés, notamment avec des créanciers sécurisés et auprès de qui on ne pourra plus brandir la même alternative. Ceci consacre le renversement de la vision juridique traditionnelle en droit français où l’actionnaire est le propriétaire de l’entreprise au profit d’une vision plus financière où la propriété de l’entreprise est liée à son rang dans l’échelle de valeur de l’entreprise. Cette financiarisation des concepts traditionnels renvoie toutefois à la problématique de la valeur de l’entreprise et la difficulté d’établir une valeur juste, sinon incontestable, ce qui crée une incertitude fondamentale. 

M. G. Il y a deux logiques d’évaluation : celle qui est liquidative et comprend la recherche de scénarii alternatifs, avec la notion de "best interest", et celle de continuité. 

J. El B. Le mécanisme de "cross-class cram down" permet d’adopter un plan si une majorité qualifiée des classes de créanciers vote en sa faveur. La directive évoque ainsi la logique de continuité d’activité de l’entreprise ("going concern"). 

M. G. Dans cette optique de continuité, en tant que banquier, je serai attentif au poids de la dette car un business plan ne peut pas se réaliser facilement si le niveau d’endettement d’une société est élevé. Si la structure financière est conservée et que l’on se contente d’étaler les dettes, il est délicat de se lancer dans l’aventure. Il faut un consensus sur le niveau de dette soutenable. 

S. G. Cela remet aussi sur le devant de la scène la nécessité de renforcer les fonds propres des entreprises. Les créanciers ont les clefs en mains car ce sont eux qui doivent accepter des étalements de remboursement de dette, un découvert, une ligne de financement à court terme ou des garanties, etc. En demandant un renforcement des fonds propres par le lancement d’un processus compétitif mené par une banque d’affaires, les créanciers diminueraient leur risque tout en laissant le marché déterminer une valeur objective et non attaquable de l’entreprise. 

Quel est le retour des professionnels du chiffre sur les méthodes d’évaluation financière dans ce nouveau contexte réglementaire ? 

S. G. Le rôle des auditeurs et professionnels du chiffre, souvent choisis par l’actionnaire en accord avec les dirigeants, devient central car ils introduisent la notion de valeur dans le travail réalisé sur les business plans des sociétés. 

H. J.L’auditeur n’établit pas le business plan pour autant, cela reste la mission des dirigeants de l’entreprise.   

J. El B.Le rapport à l’IBR va sans doute évoluer aussi. Dans ce document, des mesures de prudence (sensibilités) sont introduites en général afin de rendre plus robuste le plan de restructuration. Mais avec ces mesures de précaution, on dégrade indirectement la valeur de l’entreprise si elle est calculée sur ce scénario sensibilisé. Ainsi, la réduction des cashflows futurs à l’appui de ce business plan dégradé va aboutir à une diminution de la valeur d’entreprise, dans le cadre d’une méthode DCF. Ceci aboutit pour le management, dans le cadre des hypothèses soutenant le business plan, à un équilibre subtil entre l’attention qui va être portée par les actionnaires à la valeur de l’entreprise qui en résulte (est-ce que l’actionnaire est encore dans la money dans ce scénario ?) et la protection des intérêts de l’entreprise qui nécessite une grande prudence dans les hypothèses retenues afin de s’assurer de la pérennité du plan de restructuration. 

M. G.  Cela dit, rares sont les restructurations qui se font sans injection de "new money". 

S. G.La recherche de "new money" nous semble une bonne solution car on peut ainsi montrer au tribunal ou à un administrateur judiciaire que la valeur donnée par le marché à l’entreprise est sa valeur effective sur laquelle une transaction a eu lieu entre 2 parties. Le risque de litige sur la valeur devient plus faible.

 

Présents sur cette table ronde : 

  • Jonathan El Baze, Aministrateur judiciaire associé, SOLVE
  • Laurent Suster est Secrétaire général adjoint du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI)
  • Mofdi Gassoumi, Managing director, Sycomore Corporate Finance
  • Sébastien Gauthier, Associé, Alandia Industries
  • Henri Juin, Président du directoire, Eolane
  • Pierre-Alain Bouhenic, Associé, Bouhénic & associés

 

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