Depuis près de dix ans, Jean de La Rochebrochard dirige Kima Ventures, "le business angel le plus actif au monde", propriété de Xavier Niel et dans lequel il investit également. Avec deux opérations en moyenne par semaine pour des tickets d’environ 150 000 euros, le managing partner voit passer de nombreux dossiers lui donnant une vision très précise du marché.
Jean de La Rochebrochard (Kima Ventures) : "Avoir du temps pour les entrepreneurs, c’est notre métier"
Décideurs. Comment êtes-vous devenu business angel ?
Jean de La Rochebrochard. Entre 2008 et 2013, en tant que banquier d’affaires, j’aidais les start-up dans leurs levées d’argent. J’étais souvent frustré dans mes interactions avec les investisseurs que je ne trouvais pas toujours très bons décideurs ni très sympathiques. J’ai vraiment beaucoup aimé travailler sur le dossier Captain Train qui a été revendu à Trainline pour une valorisation de quelque 200 millions d’euros. J’ai pensé à ce moment-là que je pouvais faire le même métier que les investisseurs que je connaissais, mais peut-être en mieux. En 2015, j’ai rencontré Xavier Niel qui m’a proposé de diriger Kima Ventures. Depuis, nous réalisons une centaine de deals par an.
Qu’est-ce qui fait un bon deal ?
Il n’y a pas de modèle de bonnes opérations, mais plusieurs phases sont communes à toutes. En premier lieu, le sourcing. Nous recevons des dossiers de la part de notre réseau, nous chassons des deals et nous recevons des demandes d’entrepreneurs qui nous contactent à froid. Ces trois moyens que je viens d’énoncer sont cités par ordre d’importance. Les deals que l’on regarde le plus sont ceux qui nous sont apportés par notre réseau. Ensuite, on s’intéresse au dossier. Nos filtres ? La présentation de l’entrepreneur. Nous vérifions que son mail est concis et complet, la manière dont il s’exprime, s’il a les codes, ce qu’il a réalisé, etc. Après seulement vient la partie rendez-vous. L’entrepreneur a 15 minutes : 1 minute pour faire bonne impression, 4 pour démontrer sa crédibilité et 10 pour convaincre. C’est un peu comme un date : il faut faire bonne impression et conclure.
Qu’est-ce qui vous convainc ?
La question essentielle est de se demander si l’équipe est crédible sur son marché. Les signaux qui doivent alerter : les entrepreneurs verbeux, qui n’écoutent pas, ne se remettent pas en question, font de mauvaises introspections vis-à-vis des erreurs qu’ils ont commises ou croient qu’ils ont pensé à tout. En entretien, je commence par des questions dont je sais que l’entrepreneur a la réponse, telles que "comment vous-êtes-vous rencontrés avec les cofondateurs ?". J’enchaîne ensuite avec celles dont il n’a pas forcément les réponses : "comment allez-vous vous démarquer ?", "quelles étapes clés de croissance pensez-vous atteindre ?"… J’attends des fondateurs une vision, une capacité à apprendre et à exécuter. Il faut des entrepreneurs qui sachent s’entourer en externe et en interne.
"Un bon business angel est quelqu’un qui prend éternellement du plaisir à échanger avec les entrepreneurs"
Vous faites un à deux deals par semaine. Avez-vous le temps de rencontrer les entrepreneurs puis d’aider ceux que vous financez ?
Oui. Un investisseur surchargé, ça n’existe pas. Parfois on peut avoir des problèmes chronophages mais réserver du temps pour les entrepreneurs, c’est notre métier. Nous le disons à tous : nous ne sommes pas proactifs. En revanche, nous sommes systématiquement là quand ils nous appellent. Nous n’avons jamais failli à cette tâche. Par exemple, Marie Outtier ne nous a rien demandé dans les trois ans suivant notre investissement dans son entreprise de SaaS Aiden.ai. Mais lorsqu’elle a souhaité vendre, j’ai pu la mettre en relation rapidement avec la bonne personne pour avoir une bonne offre. Il y a toujours des gens pour se plaindre. Mais je considère qu’il y a ceux qui avancent et ceux qui trouvent des excuses. C’est comme ça qu’on fait le tri.
Qu’est-ce qu’un bon business angel ?
C’est quelqu’un qui prend éternellement du plaisir à échanger avec les entrepreneurs. Être entrepreneur ou investisseur, c’est à la mode. Certaines personnes travaillent dans ce secteur pour cette raison. Moi j’y suis par vocation. Je ne me vois pas faire autre chose ! Quand on est passionné, on transmet de l’énergie et, a fortiori, du pouvoir. Un bon business angel, c’est aussi quelqu’un qui sait poser les bonnes questions, ne juge pas, n’estime pas qu’il n’y a qu’une façon de faire. Il doit faire preuve de recul et savoir quand donner son avis tout en restant à sa place. Enfin, un bon investisseur doit réaliser des bons deals, sinon c’est problématique !
Vous avez écrit un livre, vous publiez des newsletters, répondez aux interviews et êtes présent sur les réseaux sociaux, le tout en étant très direct. C’est un peu votre marque de fabrique ?
Je communique beaucoup et j’aime ça. C’est une manière de faire des introspections sur les choses que j’ai vues et apprises. Depuis quelque temps, je prends des notes vocales à la suite de mes entretiens avec les entrepreneurs. Je les retranscris sur Mistral, les synthétise et les partage. Pour ce qui est de mon style, il est effectivement direct. Je dis ce que je pense et je pense ce que je dis. Je ne crois pas que ce soit un problème tant qu’on agit avec une bonne intention.
Entrepreneur ou investisseurs : qui sont les plus durs à gérer ?
Les investisseurs, car souvent ils se donnent une importance ou une place qu’ils n’ont pas. Ils ont le chéquier donc le pouvoir et parfois en abusent. Certains entrepreneurs qui sont allés chercher le pouvoir peuvent aussi être comme ça, mais au moins ils l’ont mérité.
"Avec 20 % de deals réussis on peut faire 3 à 4 fois la mise de départ sur l’entièreté du portefeuille"
Les levées de fonds sont moins nombreuses et moins importantes qu’il y a quelques années. Qu’est-ce que cela change pour vous ? Est-ce que la rentabilité est vraiment devenue l’alpha et l’oméga au détriment de la croissance fulgurante ?
Nous faisons plus de deals par conviction que par fomo (ndlr : fear of missing something, c’est-à-dire ici par peur de rater un bon deal). Auparavant, il fallait miser sur tous les deals qui passaient. Le contexte responsabilise aussi les entrepreneurs. Quand on a beaucoup de cash, on fait moins attention à ce qu’on dépense. C’est vrai que certains deals s’avèrent moins chers. Mais les très bons dossiers restent onéreux. Par ailleurs, les start-up faisaient de la croissance qu’importe le coût. Aujourd’hui, la rentabilité est plus importante. En réalité, ce qui doit primer, c’est le bon sens business. On peut investir de l’argent qui ne rapporte pas tout de suite, mais il faut le faire de manière saine.
Quel genre de patron est Xavier Niel ?
Xavier Niel est le genre de patron qui fait confiance à l’extrême. Or il faut être à la hauteur de cette confiance et ne pas en abuser. C’est aussi quelqu’un de sympathique. Bien qu’il soit âpre dans les négociations, il est consensuel, il aime passer du bon temps avec les gens et n’apprécie pas le conflit. Il est compétent, connecté en permanence et répond à plus de 1 000 mails par jour. Il attend de ses collaborateurs qu’ils soient efficaces sur leurs sujets. Il est également tolérant et exigeant. Généreux mais il maîtrise ses finances dans le business. Comme tous les grands patrons de ce monde, il est paradoxal.
Vous êtes rentable à partir de combien de deals réussis pour combien de deals ratés ?
Avec 20 % de deals réussis et 80 % de déchet, on peut faire 3 à 4 fois la mise de départ sur l’entièreté du portefeuille.
Les Français sont-ils mieux placés qu’avant pour rattraper leur retard dans la tech face aux Américains ?
On peut répondre à cette question soit avec sarcasme, soit avec romantisme. Les Français ne sont pas consuméristes ou bosseurs invétérés. Ils font ce qui leur plaît sans se faire mal. Les employeurs français peuvent avoir la même énergie et les mêmes ambitions que les Américains mais ils trouvent difficilement des collaborateurs qui veulent autant se donner qu’eux. Les Français bénéficient de filets de sécurité financiers et sociaux que n’ont pas les Américains. C’est un problème insoluble. Nous sommes des romantiques révolutionnaires. Nous ne vivons pas pour travailler. Les entrepreneurs hexagonaux ambitieux doivent redoubler d’efforts pour s’entourer des bonnes personnes. Le problème n’est donc pas lié à l’attractivité de la France, à la fiscalité ou aux talents, c’est juste qu’on ne veut pas faire la compétition.
Propos recueillis par Olivia Vignaud