Avec l’ouverture en 2007 de la Pinacothèque de Paris, Marc Restellini a sorti de sa torpeur l’establishment ronronnant des musées français. Enquête sur un esthète businessman. Par Émilie Vidaud.
Marc Restellini, l’art et la manière
C’est un homme à «?la réputation compliquée?», avec un caractère «?difficile?» et qui a «?une très haute opinion de sa personne?», selon Patrizia Nitti, directrice du Musée Maillol. Depuis l’ouverture de la Pinacothèque de Paris en 2007, Marc Restellini s’est attiré, à tort ou à raison, les foudres des directeurs et des conservateurs de musées français. Entre petites mesquineries, blocus d’œuvres d’art, fac-similé d’exposition et déclarations douteuses, celui qui ne vient pas du sérail trace pourtant son chemin. «?Je m’en fous. Les gens pensent ce qu’ils veulent. Ma passion, ce sont les tableaux?», répond l’intéressé. Libertaire et activiste, fuyant les mondanités et boudant les courbettes attendues par l’establishment, l’homme est un modèle hybride qui détonne dans le milieu de l’art français. Ses laudateurs le dépeignent comme un homme brillant, persévérant, sensible voire timide. Ses détracteurs le voient comme un personnage peu fréquentable dont les dents rayent le parquet. «?Tout ce qui l’intéresse, c’est de faire du business et du fric, lance un de ses anciens collaborateurs, c’est un arriviste?».
L’art de faire des blockbusters
L’inimitié des conservateurs à l’encontre du fondateur de la Pinacothèque tiendrait-elle à des enjeux financiers ? Possible. Pour Harry Bellet, le journaliste vedette au service culturel du quotidien Le Monde, «?au lieu de critiquer, les musées nationaux feraient mieux de se retourner vers leurs autorités de tutelle qui ne foutent rien et ne s’inquiètent guère des dépenses des musées sous prétexte que la culture n’a pas de prix. Restellini a su estimer le coût de la culture. Ses expositions sont rentables et rapportent plus qu’elles ne coûtent.?»
Créer à Paris un musée privé comme la Pinacothèque, c’est du jamais vu. En règle générale, il y a toujours derrière une fondation, une entreprise ou un financement public. Ouvrir quatre ans plus tard un second musée de 3 000 m², extension du premier, qui ne reprenne pas les collections existantes, cela n’était pas arrivé depuis 1977 et le Palais Galliera [musée de la Mode de la Ville de Paris]. Le business model est unique en son genre et la Pinacothèque a rapidement conquis son public jusqu’à concurrencer l’audience des grands musées parisiens. «?Ce succès repose sur un phénomène sociologique où le musée est désacralisé. Marc en tire les bénéfices?», explique Patrizia Nitti.
L’exposition dédiée à L’Âge d’or hollandais, en 2009, est une consécration. Plus de 700 000 visiteurs se sont pressés pour contempler les œuvres empruntées pour l’essentiel au Rijksmuseum d’Amsterdam. C’est autant que l’exposition Kandinsky au Centre Pompidou la même année. «?Marc a un œil formidable et un goût unique. À 35 ans, il a rassemblé une centaine de tableaux pour l’exposition de Modigliani qui s’est tenue au musée du Luxembourg en 2002 et a réalisé plus de 600 000 entrées uniques. C’est un surdoué qui réussit tout ce qu’il entreprend?», confie Laurent Guinamard-Casati, architecte du patrimoine et de la Pinacothèque de Paris.
Pollock, Munch, Modigliani, sans oublier les Guerriers de X’ian, «?Restellini sait faire des blockbusters?», s’amuse Harry Bellet. Au cours des dernières années, l’homme a organisé, seul, plus d’une vingtaine d’expositions à la Pinacothèque de Paris et avant cela une douzaine dans le monde, notamment au Japon. «?Plusieurs d’entre elles ont été révolutionnaires et auraient sans doute été des expositions à succès dans n’importe quel musée?», confirme le collectionneur d’art néerlandais George Kremer, l’un des piliers de l’exposition sur L’Âge d’or hollandais.
À l’heure où les musées français sont tous plus déficitaires les uns que les autres, la Pinacothèque est bénéficiaire. Son statut est celui d’une société par actions simplifiée. Elle emploie quatre-vingts personnes et affiche un chiffre d’affaires de quinze millions d’euros. Un succès qui agace voire pis. «?C’est l’exemple classique de l’homme qui réussit contre toute attente dans un système hostile piloté par l’establishment de l’art français?», analyse Meryle Secrest, la célèbre biographe américaine de Kenneth Clark, Dali et Modigliani. Mais, comme l’affirme Restellini, «?si j’avais voulu faire de l’argent, j’aurais été marchand d’art?».
Liberté d’agir
Sa liberté de dire mais aussi d’agir est une arme de guerre dans le milieu figé des musées qui ne récompense pas l’initiative et encore moins l’indépendance. Pourtant, Marc Restellini est plutôt discret et solitaire. Il confesse détester ses propres vernissages. Mais, son franc-parler lui joue des tours dans un milieu qui n’est pas tendre. «?Le monde des musées est extrêmement violent?», confirme Patrizia Nitti, qui a collaboré avec lui au début des années 2000 lorsque tous deux étaient directeurs artistiques du musée du Luxembourg, l’un en charge de la Renaissance et l’autre de l’Art moderne. Dans cet univers impitoyable, quand on ne vient pas du sérail, mieux vaut adopter une posture low-profile. «?Les directeurs comme les conservateurs sont pour la plupart méchants et vindicatifs. Aujourd’hui, ce sont de véritables petits marquis qui règnent en rois. S’ils ont décidé d’emmerder quelqu’un, personne n’y pourra rien?», dénonce Harry Bellet qui rappelle que Restellini a attisé les braises en traitant les conservateurs de «?cons?» dans les colonnes du Monde. Ce dont l’intéressé se défend : «?Je n’ai jamais dit que les conservateurs étaient des cons. J’ai dit que le système de sélection des conservateurs était quelque chose qui pouvait rendre con. Ce n’est pas la même chose?», insiste-t-il.
Restellini n’aime pas le formatage et il le fait savoir. «?À l’université déjà, raconte Harry Bellet, qui a rencontré le directeur de la Pinacothèque en 1986 sur les bancs de la Sorbonne, nous étions convaincus, en bons pionniers de l’informatique, que l’histoire de l’art devait s’analyser avec des moyens modernes. Il a toujours eu des idées originales. Avec la Pinacothèque, il s’est donné les moyens de dire et de faire ce dont il avait envie.?»
Volonté de fer
Marc Restellini n’apprécie guère que quiconque lui résiste. «?Il sait ce qu’il veut et persévère quels que soient les obstacles. Il ne déroge pas à sa vision et il est précis dans son exécution?», indique Ong Chih Ching, la présidente de KOP Group, partenaire dans le projet de la Pinacothèque de Singapour piloté par M. Restelleni et dont l’ouverture est prévue pour 2015.
Déjà en 1988, à la fin de ses études, le jeune historien de l’art montre les premiers signes d’une volonté de fer soutenue par un intransigeant sens de la morale. «?Quand on dit quelque chose, on le fait. On ne revient pas en arrière, même si cela est susceptible de vous nuire?», déclare-t-il. À l’époque, il n’a qu’une obsession : organiser une exposition sur le marchand parisien d’art moderne Léopold Zbowroski, celui qui fut le représentant de son grand-père, le peintre Isaac Antcher, émigré de Bessarabie en France dans les années 1920 et affilié à l’École de Paris dominée par Picasso et Modigliani. Restellini écrit alors à tous les directeurs de musée de Paris dans l’espoir de leur proposer son sujet. «?Je n’ai eu que des réponses négatives, exceptée celle de Bernadette Contensou?», se souvient Marc. La directrice du musée des Arts modernes le reçoit et lui explique le fonctionnement de l’establishment français. «?Je comprends non sans surprise qu’il y a une vingtaine de conservateurs pour seulement trois expositions par an. Tout est réglé comme du papier à musique et chacun attend patiemment son heure pour avoir droit à sa part du gâteau. J’étais abasourdi.?»
Mais loin de se laisser décourager, le jeune homme décide de passer outre les règles. Il rassemble des œuvres et collecte 70 000?francs auprès de son entourage afin de financer son exposition qu’il installe dans le Salon du Vieux-Colombier prêté par la mairie du sixième arrondissement. Avec des tableaux de Modigliani, Soutine, Kisling, Antcher et Ebiche, Portraits et paysages chez Zborowski n’a pas le succès escompté. Mais l’exposition est visitée par des journalistes du Mainichi Shimbun, le plus ancien quotidien japonais. Impressionnés, ces derniers proposent à Restellini de monter une exposition Modigliani pour le musée Tobu de Tokyo. Elle se tiendra trois ans plus tard, en 1992, et accueillera plus de 500 000 visiteurs en trois mois. À seulement 27 ans, Marc signe le début de sa carrière au pays du Soleil Levant où il organise Renoir en 1993 [800 000 visiteurs], Modigliani et ses amis en 1994, Femmes impressionnistes en 1995, Eugène Boudin en 1996, George Rouault en 1998… «?Il me semble qu’à l’étranger, les gens sont plus objectifs et mesurent mieux la valeur d’une figure comme Marc. Ils regardent ce qu’il a accompli et se basent sur cela pour juger. En France, il est controversé pour ses opinions et ses idées. Peut-être qu’il y a une certaine jalousie. Après tout, il réalise des choses que personne dans les musées français n’est capable de faire?», souligne George Kremer.
Hyperpopularité asiatique
Le Japon est son deuxième pays. L’homme y est très populaire mais surtout attaché à ce savant alliage entre traditions ancestrales et hyper modernité. C’est auprès de Mizushima, un grand collectionneur d’art japonais, que l’historien a appris l’art de contempler une œuvre. En 1991, lorsqu’il se rend à Tokyo, Marc contacte Mizushima dans le but de lui emprunter La Dame à la cravate, peinte par Modigliani auquel il voue une passion infinie. «?On passait des heures ensemble sans parler. J’ai appris à ses côtés le sens et les bienfaits du silence. Jusqu’à ce jour où il m’a soumis une estampe japonaise et accompagné dans un voyage initiatique au travers de cette œuvre d’art. Il m’a donné les clés pour savoir contempler?», se souvient Restellini qui ne cache pas son attirance pour l’Asie, la philosophie bouddhiste et la méditation qu’il pratique régulièrement dans des ashrams en Inde.
De ce rayonnement international, il a fait naître en 2008 le projet d’une antenne de la Pinacothèque de Paris à Singapour. Budget alloué par le gouvernement singapourien : entre trente et cinquante millions de dollars. En cinq ans, le projet a failli capoter à plusieurs reprises. C’est l’intervention du promoteur immobilier KOP qui aurait fait pencher la balance. Pour Ong Chih Ching, «?en Asie, l’appréciation de l’art est beaucoup plus jeune et nous avons moins de restriction, moins d’a priori sur la façon dont les choses doivent être faites. Contrairement à la France, qui semble être un pays très conservateur, Singapour est sans cesse en quête de nouvelles découvertes. Cela fonctionne parfaitement avec des personnalités comme celle de Marc qui est un homme visionnaire?», explique celle que le magazine Forbes a désignée dans son classement 2014 comme l’une des femmes les plus influentes en Asie.
En attendant l’ouverture prochaine de la Pinacothèque de Singapour au premier trimestre 2015, Marc Restellini présentait fin 2013 une exposition temporaire dans la cité-État qui rassemblait des œuvres de Botticelli et Rembrandt en passant par Pollock, Picasso ou Rothko. «?La ville va fêter ses cinquante ans en 2015 et commence à s’ouvrir à l’art. Je vois beaucoup de similitude entre Singapour et la Hollande du XVIIIe siècle qui a fait fortune en cinquante ans grâce à la navigation mais aussi à la banque et à la finance?», explique le directeur de la Pinacothèque.
Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres
Considérée comme une bombe à retardement pour les musées français, la Pinacothèque semble pourtant faire des émules aux dires de son directeur. «?Les murs colorisés, l’espacement des tableaux tous les trente mètres, la communication autour des expositions dans le métro et sur les bus. En dix ans, tout ce que j’ai mis en place au musée du Luxembourg comme à la Pinacothèque a été adopté, reproduit ou copié par la plupart des musées français?», s’amuse M. Restellini, qui fait également remarquer l’étrange similitude entre la programmation des musées français et celle de la Pinacothèque.
Octobre 2007, le musée privé de la place de la Madeleine lance l’exposition Chaïm Soutine. Cinq ans plus tard, le musée d’Orsay organise Soutine, l’ordre du chaos. Même chose pour Munch qui fait l’objet d’une exposition au Centre Pompidou en septembre 2011 alors que la Pinacothèque venait en février 2010 de proposer Edvard Munch ou l’anti-cri. Plus récemment, en 2012, Restellini organisait une confrontation entre l’œuvre de Van Gogh et celle d’Hiroshige. Le musée d’Orsay a inauguré le 11 mars dernier Van Gogh/Artaud. Le suicidé de la société. Drôles de coïncidences. Mais la plus troublante a eu lieu le 30 avril dernier, date à laquelle le Louvre Abu Dhabi dévoilait pour la première fois en France sa jeune collection lors d’une exposition baptisée Naissance d’un musée. Trois ans plus tôt, pour l’inauguration de ses nouveaux espaces, la Pinacothèque de Paris révélait sa collection permanente et organisait deux expositions regroupées autour d’un thème La Naissance d’un musée. «?C’est un peu gros cette fois, fait remarquer M. Restellini, tout en désamorçant la polémique par un sourire. Nous ne sommes que des éléments en transition dans l’obligation de transmettre. C’est ce que j’essaie de faire avec la Pinacothèque : participer au rayonnement de l’art français.?»
Début 2014, son nom est d’ailleurs soumis pour l’obtention de l’insigne de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres par le collectionneur Alain-Dominique Gallizia, ardent défenseur de l’art du graffiti à Paris. «?Le ministère de la Culture manquait de candidat éligible, raconte un proche du dossier, Restellini a été cité naturellement, parce qu’il fait partie de ceux qui ont contribué au rayonnement des arts dans le monde.?» Sauf que l’affaire a rapidement tourné au vinaigre pour le directeur de la Pinacothèque. Selon nos sources, les services d’Aurélie Filipetti auraient justifié le rejet de sa candidature au motif qu’«?il n’est pas de bon ton qu’un révolutionnaire demande la reconnaissance de l’État. Il serait même tout à son honneur que l’État lui propose et qu’il la refuse.?» Alain-Dominique Gallizia, qui devait également recevoir l’insigne, a été informé par le ministère de la Culture que la décoration ne lui serait finalement pas remise. La raison invoquée : trop de candidature en 2014.
Marc Restellini ne prête guère attention à toutes ces agitations de l’establishment. Il n’a pas le temps, «?c’est un workaholic?», confie George Kremer, soutenu par Meryle Secrest qui a tracé le portrait du directeur de la Pinacothèque pour The New York Times en 2012. «?Il vit avec mille fois plus d’intensité que la plupart d’entre nous. Il pourrait diriger le Louvre d’une seule main mais ça le rendrait probablement fou.?» Il ne serait sûrement pas le seul…
L’art de faire des blockbusters
L’inimitié des conservateurs à l’encontre du fondateur de la Pinacothèque tiendrait-elle à des enjeux financiers ? Possible. Pour Harry Bellet, le journaliste vedette au service culturel du quotidien Le Monde, «?au lieu de critiquer, les musées nationaux feraient mieux de se retourner vers leurs autorités de tutelle qui ne foutent rien et ne s’inquiètent guère des dépenses des musées sous prétexte que la culture n’a pas de prix. Restellini a su estimer le coût de la culture. Ses expositions sont rentables et rapportent plus qu’elles ne coûtent.?»
Créer à Paris un musée privé comme la Pinacothèque, c’est du jamais vu. En règle générale, il y a toujours derrière une fondation, une entreprise ou un financement public. Ouvrir quatre ans plus tard un second musée de 3 000 m², extension du premier, qui ne reprenne pas les collections existantes, cela n’était pas arrivé depuis 1977 et le Palais Galliera [musée de la Mode de la Ville de Paris]. Le business model est unique en son genre et la Pinacothèque a rapidement conquis son public jusqu’à concurrencer l’audience des grands musées parisiens. «?Ce succès repose sur un phénomène sociologique où le musée est désacralisé. Marc en tire les bénéfices?», explique Patrizia Nitti.
L’exposition dédiée à L’Âge d’or hollandais, en 2009, est une consécration. Plus de 700 000 visiteurs se sont pressés pour contempler les œuvres empruntées pour l’essentiel au Rijksmuseum d’Amsterdam. C’est autant que l’exposition Kandinsky au Centre Pompidou la même année. «?Marc a un œil formidable et un goût unique. À 35 ans, il a rassemblé une centaine de tableaux pour l’exposition de Modigliani qui s’est tenue au musée du Luxembourg en 2002 et a réalisé plus de 600 000 entrées uniques. C’est un surdoué qui réussit tout ce qu’il entreprend?», confie Laurent Guinamard-Casati, architecte du patrimoine et de la Pinacothèque de Paris.
Pollock, Munch, Modigliani, sans oublier les Guerriers de X’ian, «?Restellini sait faire des blockbusters?», s’amuse Harry Bellet. Au cours des dernières années, l’homme a organisé, seul, plus d’une vingtaine d’expositions à la Pinacothèque de Paris et avant cela une douzaine dans le monde, notamment au Japon. «?Plusieurs d’entre elles ont été révolutionnaires et auraient sans doute été des expositions à succès dans n’importe quel musée?», confirme le collectionneur d’art néerlandais George Kremer, l’un des piliers de l’exposition sur L’Âge d’or hollandais.
À l’heure où les musées français sont tous plus déficitaires les uns que les autres, la Pinacothèque est bénéficiaire. Son statut est celui d’une société par actions simplifiée. Elle emploie quatre-vingts personnes et affiche un chiffre d’affaires de quinze millions d’euros. Un succès qui agace voire pis. «?C’est l’exemple classique de l’homme qui réussit contre toute attente dans un système hostile piloté par l’establishment de l’art français?», analyse Meryle Secrest, la célèbre biographe américaine de Kenneth Clark, Dali et Modigliani. Mais, comme l’affirme Restellini, «?si j’avais voulu faire de l’argent, j’aurais été marchand d’art?».
Liberté d’agir
Sa liberté de dire mais aussi d’agir est une arme de guerre dans le milieu figé des musées qui ne récompense pas l’initiative et encore moins l’indépendance. Pourtant, Marc Restellini est plutôt discret et solitaire. Il confesse détester ses propres vernissages. Mais, son franc-parler lui joue des tours dans un milieu qui n’est pas tendre. «?Le monde des musées est extrêmement violent?», confirme Patrizia Nitti, qui a collaboré avec lui au début des années 2000 lorsque tous deux étaient directeurs artistiques du musée du Luxembourg, l’un en charge de la Renaissance et l’autre de l’Art moderne. Dans cet univers impitoyable, quand on ne vient pas du sérail, mieux vaut adopter une posture low-profile. «?Les directeurs comme les conservateurs sont pour la plupart méchants et vindicatifs. Aujourd’hui, ce sont de véritables petits marquis qui règnent en rois. S’ils ont décidé d’emmerder quelqu’un, personne n’y pourra rien?», dénonce Harry Bellet qui rappelle que Restellini a attisé les braises en traitant les conservateurs de «?cons?» dans les colonnes du Monde. Ce dont l’intéressé se défend : «?Je n’ai jamais dit que les conservateurs étaient des cons. J’ai dit que le système de sélection des conservateurs était quelque chose qui pouvait rendre con. Ce n’est pas la même chose?», insiste-t-il.
Restellini n’aime pas le formatage et il le fait savoir. «?À l’université déjà, raconte Harry Bellet, qui a rencontré le directeur de la Pinacothèque en 1986 sur les bancs de la Sorbonne, nous étions convaincus, en bons pionniers de l’informatique, que l’histoire de l’art devait s’analyser avec des moyens modernes. Il a toujours eu des idées originales. Avec la Pinacothèque, il s’est donné les moyens de dire et de faire ce dont il avait envie.?»
Volonté de fer
Marc Restellini n’apprécie guère que quiconque lui résiste. «?Il sait ce qu’il veut et persévère quels que soient les obstacles. Il ne déroge pas à sa vision et il est précis dans son exécution?», indique Ong Chih Ching, la présidente de KOP Group, partenaire dans le projet de la Pinacothèque de Singapour piloté par M. Restelleni et dont l’ouverture est prévue pour 2015.
Déjà en 1988, à la fin de ses études, le jeune historien de l’art montre les premiers signes d’une volonté de fer soutenue par un intransigeant sens de la morale. «?Quand on dit quelque chose, on le fait. On ne revient pas en arrière, même si cela est susceptible de vous nuire?», déclare-t-il. À l’époque, il n’a qu’une obsession : organiser une exposition sur le marchand parisien d’art moderne Léopold Zbowroski, celui qui fut le représentant de son grand-père, le peintre Isaac Antcher, émigré de Bessarabie en France dans les années 1920 et affilié à l’École de Paris dominée par Picasso et Modigliani. Restellini écrit alors à tous les directeurs de musée de Paris dans l’espoir de leur proposer son sujet. «?Je n’ai eu que des réponses négatives, exceptée celle de Bernadette Contensou?», se souvient Marc. La directrice du musée des Arts modernes le reçoit et lui explique le fonctionnement de l’establishment français. «?Je comprends non sans surprise qu’il y a une vingtaine de conservateurs pour seulement trois expositions par an. Tout est réglé comme du papier à musique et chacun attend patiemment son heure pour avoir droit à sa part du gâteau. J’étais abasourdi.?»
Mais loin de se laisser décourager, le jeune homme décide de passer outre les règles. Il rassemble des œuvres et collecte 70 000?francs auprès de son entourage afin de financer son exposition qu’il installe dans le Salon du Vieux-Colombier prêté par la mairie du sixième arrondissement. Avec des tableaux de Modigliani, Soutine, Kisling, Antcher et Ebiche, Portraits et paysages chez Zborowski n’a pas le succès escompté. Mais l’exposition est visitée par des journalistes du Mainichi Shimbun, le plus ancien quotidien japonais. Impressionnés, ces derniers proposent à Restellini de monter une exposition Modigliani pour le musée Tobu de Tokyo. Elle se tiendra trois ans plus tard, en 1992, et accueillera plus de 500 000 visiteurs en trois mois. À seulement 27 ans, Marc signe le début de sa carrière au pays du Soleil Levant où il organise Renoir en 1993 [800 000 visiteurs], Modigliani et ses amis en 1994, Femmes impressionnistes en 1995, Eugène Boudin en 1996, George Rouault en 1998… «?Il me semble qu’à l’étranger, les gens sont plus objectifs et mesurent mieux la valeur d’une figure comme Marc. Ils regardent ce qu’il a accompli et se basent sur cela pour juger. En France, il est controversé pour ses opinions et ses idées. Peut-être qu’il y a une certaine jalousie. Après tout, il réalise des choses que personne dans les musées français n’est capable de faire?», souligne George Kremer.
Hyperpopularité asiatique
Le Japon est son deuxième pays. L’homme y est très populaire mais surtout attaché à ce savant alliage entre traditions ancestrales et hyper modernité. C’est auprès de Mizushima, un grand collectionneur d’art japonais, que l’historien a appris l’art de contempler une œuvre. En 1991, lorsqu’il se rend à Tokyo, Marc contacte Mizushima dans le but de lui emprunter La Dame à la cravate, peinte par Modigliani auquel il voue une passion infinie. «?On passait des heures ensemble sans parler. J’ai appris à ses côtés le sens et les bienfaits du silence. Jusqu’à ce jour où il m’a soumis une estampe japonaise et accompagné dans un voyage initiatique au travers de cette œuvre d’art. Il m’a donné les clés pour savoir contempler?», se souvient Restellini qui ne cache pas son attirance pour l’Asie, la philosophie bouddhiste et la méditation qu’il pratique régulièrement dans des ashrams en Inde.
De ce rayonnement international, il a fait naître en 2008 le projet d’une antenne de la Pinacothèque de Paris à Singapour. Budget alloué par le gouvernement singapourien : entre trente et cinquante millions de dollars. En cinq ans, le projet a failli capoter à plusieurs reprises. C’est l’intervention du promoteur immobilier KOP qui aurait fait pencher la balance. Pour Ong Chih Ching, «?en Asie, l’appréciation de l’art est beaucoup plus jeune et nous avons moins de restriction, moins d’a priori sur la façon dont les choses doivent être faites. Contrairement à la France, qui semble être un pays très conservateur, Singapour est sans cesse en quête de nouvelles découvertes. Cela fonctionne parfaitement avec des personnalités comme celle de Marc qui est un homme visionnaire?», explique celle que le magazine Forbes a désignée dans son classement 2014 comme l’une des femmes les plus influentes en Asie.
En attendant l’ouverture prochaine de la Pinacothèque de Singapour au premier trimestre 2015, Marc Restellini présentait fin 2013 une exposition temporaire dans la cité-État qui rassemblait des œuvres de Botticelli et Rembrandt en passant par Pollock, Picasso ou Rothko. «?La ville va fêter ses cinquante ans en 2015 et commence à s’ouvrir à l’art. Je vois beaucoup de similitude entre Singapour et la Hollande du XVIIIe siècle qui a fait fortune en cinquante ans grâce à la navigation mais aussi à la banque et à la finance?», explique le directeur de la Pinacothèque.
Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres
Considérée comme une bombe à retardement pour les musées français, la Pinacothèque semble pourtant faire des émules aux dires de son directeur. «?Les murs colorisés, l’espacement des tableaux tous les trente mètres, la communication autour des expositions dans le métro et sur les bus. En dix ans, tout ce que j’ai mis en place au musée du Luxembourg comme à la Pinacothèque a été adopté, reproduit ou copié par la plupart des musées français?», s’amuse M. Restellini, qui fait également remarquer l’étrange similitude entre la programmation des musées français et celle de la Pinacothèque.
Octobre 2007, le musée privé de la place de la Madeleine lance l’exposition Chaïm Soutine. Cinq ans plus tard, le musée d’Orsay organise Soutine, l’ordre du chaos. Même chose pour Munch qui fait l’objet d’une exposition au Centre Pompidou en septembre 2011 alors que la Pinacothèque venait en février 2010 de proposer Edvard Munch ou l’anti-cri. Plus récemment, en 2012, Restellini organisait une confrontation entre l’œuvre de Van Gogh et celle d’Hiroshige. Le musée d’Orsay a inauguré le 11 mars dernier Van Gogh/Artaud. Le suicidé de la société. Drôles de coïncidences. Mais la plus troublante a eu lieu le 30 avril dernier, date à laquelle le Louvre Abu Dhabi dévoilait pour la première fois en France sa jeune collection lors d’une exposition baptisée Naissance d’un musée. Trois ans plus tôt, pour l’inauguration de ses nouveaux espaces, la Pinacothèque de Paris révélait sa collection permanente et organisait deux expositions regroupées autour d’un thème La Naissance d’un musée. «?C’est un peu gros cette fois, fait remarquer M. Restellini, tout en désamorçant la polémique par un sourire. Nous ne sommes que des éléments en transition dans l’obligation de transmettre. C’est ce que j’essaie de faire avec la Pinacothèque : participer au rayonnement de l’art français.?»
Début 2014, son nom est d’ailleurs soumis pour l’obtention de l’insigne de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres par le collectionneur Alain-Dominique Gallizia, ardent défenseur de l’art du graffiti à Paris. «?Le ministère de la Culture manquait de candidat éligible, raconte un proche du dossier, Restellini a été cité naturellement, parce qu’il fait partie de ceux qui ont contribué au rayonnement des arts dans le monde.?» Sauf que l’affaire a rapidement tourné au vinaigre pour le directeur de la Pinacothèque. Selon nos sources, les services d’Aurélie Filipetti auraient justifié le rejet de sa candidature au motif qu’«?il n’est pas de bon ton qu’un révolutionnaire demande la reconnaissance de l’État. Il serait même tout à son honneur que l’État lui propose et qu’il la refuse.?» Alain-Dominique Gallizia, qui devait également recevoir l’insigne, a été informé par le ministère de la Culture que la décoration ne lui serait finalement pas remise. La raison invoquée : trop de candidature en 2014.
Marc Restellini ne prête guère attention à toutes ces agitations de l’establishment. Il n’a pas le temps, «?c’est un workaholic?», confie George Kremer, soutenu par Meryle Secrest qui a tracé le portrait du directeur de la Pinacothèque pour The New York Times en 2012. «?Il vit avec mille fois plus d’intensité que la plupart d’entre nous. Il pourrait diriger le Louvre d’une seule main mais ça le rendrait probablement fou.?» Il ne serait sûrement pas le seul…