« Diriger, du moins diriger au premier niveau, c’est essentiellement anticiper, donc réfléchir sur le monde »
Entretien avec Hervé Hamon auteur de Ceux d'en haut, une saison chez les décideurs (Seuil).
Dans son ouvrage Ceux d'en haut, une saison chez les décideurs (Seuil, 272 pages, 19 euros), Hervé Hamon nous invite, non sans humour, à rencontrer dans leur bureau Franck Riboud, Paul Hermelin, Charles Kermarec, Alain de Mendonça, Louis Gallois, Louis Schweitzer, Martin Vial, Philippe Wahl, Mathieu Pigasse Jean-Paul Bailly... Entrevue avec les grands de ce siècle et quelques hauts perchés.
Décideurs. Parmi les patrons du CAC que vous avez rencontrés, lesquels vous ont marqué ? Franck Riboud, « leaders de multinationale et agitateur prolixe », semble vous avoir impressionné ?
Hervé Hamon. Je n’ai pas été « impressionné », « marqué », encore moins fasciné. Je me doutais bien qu’à ce niveau de compétition et de responsabilité, les décideurs que j’allais rencontrer seraient des gens intelligents et efficaces. Ce qui m’a plus étonné, c’est la liberté de ton de mes interlocuteurs et leur diversité de points de vue. Et c’est la manière dont ils revendiquent une œuvre personnelle, une signature, une griffe. On y verra sans doute la marque d’un ego porté à incandescence – l’hypothèse n’est pas dénuée de fondement ?, mais j’ai également constaté que, du point de vue des convictions, des analyses, des idéologies, les décideurs que j’ai interrogés sont infiniment moins attendus qu’on pourrait le croire.
Franck Riboud en est un bon exemple, mais je pourrais tout aussi bien citer Jean-Louis Beffa, Louis Gallois ou Paul Hermelin. Ces hommes-là ont compris qu’ils sont payés pour penser, pas pour gérer, et que diriger, du moins diriger au premier niveau, c’est essentiellement anticiper, donc réfléchir sur le monde. Et ça, c’est fort intéressant, cela nous sort de la parole formatée du prêt-à-penser rituel. Sur l’Europe, sur l’État, sur la financiarisation de l’économie, sur les pays émergents, ils sont moins prévisibles que les politiques.
Décideurs. Sont-ils tous si différents que cela ? N’ont-ils pas certains points communs (« Il sait ce qu’il veut »), notamment dans la difficulté à justifier leur rémunération sans s’emporter contre la presse ou le star system ?
H. H. Bien sûr qu’ils ont des points communs. D’abord leur cahier des charges – la santé de l’entreprise, la concurrence, l’innovation, etc. – dont Louis Gallois dit à juste titre que c’est un tableau de bord beaucoup plus simple à interpréter que celui des décideurs politiques. Ensuite le fait d’être chef, d’assumer, d’accepter une solitude volontaire et des choix qui engagent les autres. Et puis l’argent. Je parle de leur argent propre, qui ne correspond à rien, du moins à rien de sérieux. Mais tout cela est assez banal, ce n’est pas là-dessus qu’ils sont originaux. C’est sur la stratégie, et sur la tactique qui la sous-tend.
Décideurs. Quel rapport entretiennent-ils avec leurs collaborateurs ? Le dialogue semble parfois encore plus difficile à l’endroit des actionnaires.
H. H. Là, ils sont vraiment intéressants. Les collaborateurs éloignés : ils tiennent à leur propos un discours politiquement correct et valorisent les syndicats « responsables ». Les collaborateurs proches : ils s’appuient sur leurs compétences et veillent à entretenir, entre eux, une compétition intense qui permet au leader de prendre de l’altitude – tout en préparant plus ou moins discrètement l’ascension future de l’un ou l’autre, voire de l’un et l’autre. Mais je crois que ce qui les passionne, vraiment, c’est le moment où ils ont à faire des choix « purs », des choix qui ne viennent que d’eux : ça n’est pas tous les jours, peut-être une fois par an, mais au fond, c’est ce qui compte à leur yeux. Quant aux actionnaires, eh bien, le bon vieux temps où on pouvait leur consacrer quelques jours par an n’est plus…
Décideurs. Le politique ne semble jamais loin. « Il existe une manière de gauche et une manière de droite d’être patron, mais pour devenir un grand patron, mieux vaut sortir du moule des écoles qu’on dit grandes ». Comment l’expliquez-vous ?
H. H. La contradiction est patente. Ils disent que la politique est un autre monde et que le monde réel, c’est eux, c’est l’entreprise. Mais en règle générale, les décideurs, quelle que soit leur nature, sortent du même moule, celui des grandes écoles. Et, bien souvent, ils sont passés par les cabinets ou la haute administration avant de partir vers le privé.
La politique, oui, ils sont contre, tout contre. Et les réseaux la traversent, comme ils traversent les divisions partisanes. C’est ça, la France d’en haut.
Décideurs. S’agissant des « fils de » : doivent-ils tuer le père pour mériter le pouvoir ?
H. H. Oui, ils doivent les tuer symboliquement pour surmonter un tel handicap. Contrairement à la légende, il est plus facile d’être X-mines que « fils de » ? je parle de la légitimité, évidemment, pas du pouvoir de l’argent.
Décideurs. Parmi les patrons du CAC que vous avez rencontrés, lesquels vous ont marqué ? Franck Riboud, « leaders de multinationale et agitateur prolixe », semble vous avoir impressionné ?
Hervé Hamon. Je n’ai pas été « impressionné », « marqué », encore moins fasciné. Je me doutais bien qu’à ce niveau de compétition et de responsabilité, les décideurs que j’allais rencontrer seraient des gens intelligents et efficaces. Ce qui m’a plus étonné, c’est la liberté de ton de mes interlocuteurs et leur diversité de points de vue. Et c’est la manière dont ils revendiquent une œuvre personnelle, une signature, une griffe. On y verra sans doute la marque d’un ego porté à incandescence – l’hypothèse n’est pas dénuée de fondement ?, mais j’ai également constaté que, du point de vue des convictions, des analyses, des idéologies, les décideurs que j’ai interrogés sont infiniment moins attendus qu’on pourrait le croire.
Franck Riboud en est un bon exemple, mais je pourrais tout aussi bien citer Jean-Louis Beffa, Louis Gallois ou Paul Hermelin. Ces hommes-là ont compris qu’ils sont payés pour penser, pas pour gérer, et que diriger, du moins diriger au premier niveau, c’est essentiellement anticiper, donc réfléchir sur le monde. Et ça, c’est fort intéressant, cela nous sort de la parole formatée du prêt-à-penser rituel. Sur l’Europe, sur l’État, sur la financiarisation de l’économie, sur les pays émergents, ils sont moins prévisibles que les politiques.
Décideurs. Sont-ils tous si différents que cela ? N’ont-ils pas certains points communs (« Il sait ce qu’il veut »), notamment dans la difficulté à justifier leur rémunération sans s’emporter contre la presse ou le star system ?
H. H. Bien sûr qu’ils ont des points communs. D’abord leur cahier des charges – la santé de l’entreprise, la concurrence, l’innovation, etc. – dont Louis Gallois dit à juste titre que c’est un tableau de bord beaucoup plus simple à interpréter que celui des décideurs politiques. Ensuite le fait d’être chef, d’assumer, d’accepter une solitude volontaire et des choix qui engagent les autres. Et puis l’argent. Je parle de leur argent propre, qui ne correspond à rien, du moins à rien de sérieux. Mais tout cela est assez banal, ce n’est pas là-dessus qu’ils sont originaux. C’est sur la stratégie, et sur la tactique qui la sous-tend.
Décideurs. Quel rapport entretiennent-ils avec leurs collaborateurs ? Le dialogue semble parfois encore plus difficile à l’endroit des actionnaires.
H. H. Là, ils sont vraiment intéressants. Les collaborateurs éloignés : ils tiennent à leur propos un discours politiquement correct et valorisent les syndicats « responsables ». Les collaborateurs proches : ils s’appuient sur leurs compétences et veillent à entretenir, entre eux, une compétition intense qui permet au leader de prendre de l’altitude – tout en préparant plus ou moins discrètement l’ascension future de l’un ou l’autre, voire de l’un et l’autre. Mais je crois que ce qui les passionne, vraiment, c’est le moment où ils ont à faire des choix « purs », des choix qui ne viennent que d’eux : ça n’est pas tous les jours, peut-être une fois par an, mais au fond, c’est ce qui compte à leur yeux. Quant aux actionnaires, eh bien, le bon vieux temps où on pouvait leur consacrer quelques jours par an n’est plus…
Décideurs. Le politique ne semble jamais loin. « Il existe une manière de gauche et une manière de droite d’être patron, mais pour devenir un grand patron, mieux vaut sortir du moule des écoles qu’on dit grandes ». Comment l’expliquez-vous ?
H. H. La contradiction est patente. Ils disent que la politique est un autre monde et que le monde réel, c’est eux, c’est l’entreprise. Mais en règle générale, les décideurs, quelle que soit leur nature, sortent du même moule, celui des grandes écoles. Et, bien souvent, ils sont passés par les cabinets ou la haute administration avant de partir vers le privé.
La politique, oui, ils sont contre, tout contre. Et les réseaux la traversent, comme ils traversent les divisions partisanes. C’est ça, la France d’en haut.
Décideurs. S’agissant des « fils de » : doivent-ils tuer le père pour mériter le pouvoir ?
H. H. Oui, ils doivent les tuer symboliquement pour surmonter un tel handicap. Contrairement à la légende, il est plus facile d’être X-mines que « fils de » ? je parle de la légitimité, évidemment, pas du pouvoir de l’argent.