De la propriété intellectuelle des inventions relatives à l’IA
Aujourd’hui sous les feux des projecteurs et éclairée comme un concept résolument novateur, l’intelligence artificielle est pourtant un domaine relativement ancien qui date des débuts des mécanismes d’automatisation et de l’informatique.
Elle regroupe initialement des technologies très différentes les unes des autres visant à imiter des comportements cognitifs humains, ou, plus modestement, biologiques, mais depuis quelques années, elle concerne presque exclusivement les réseaux de neurones multicouches.
Ces derniers sont pourtant eux-mêmes également anciens : dès les années 1950 ou 1960, les bases étaient là et dans les années 1980, on savait déjà utiliser et entraîner les réseaux multicouches du type communément utilisé aujourd’hui. Toutefois, leurs déploiements souffraient de l’insuffisance des infrastructures matérielles de l’époque pour une utilisation généralisée, et également, et peut-être surtout, de l’insuffisance de données disponibles permettant leur entraînement. Pendant des décennies, il s’agissait donc surtout d’un sujet académique malgré quelques essais prometteurs mais limités.
La généralisation des processeurs graphiques GPU au début des années 2010, concomitante de la disponibilité d’un grand nombre de données étiquetées du fait de la grande vague du « Big Data » et de la publication du principe des réseaux de neurones convolutifs, ont permis des applications spectaculaires dans le domaine de la reconnaissance d’images et ont déclenché une véritable déferlante « IA » et « réseau de neurones ».
"L’outil principal semble être le brevet d’invention qui permet de couvrir plusieurs aspects des réseaux de neurones, notamment leurs utilisations à des fins pratiques et industrielles"
En entrant dans celui des applications industrielles, telles qu'assistants personnels, voitures autonomes, détection automatique de fraudes ou d’erreurs, traduction automatique, reconnaissance d’images, etc., la question s’est posée de la protection juridique des innovations liées aux réseaux de neurones multicouches.
De l’importance du brevet d’invention
Comme tout système logiciel complexe, différents aspects apparaissent qui peuvent être couverts par différents mécanismes juridiques : droit d’auteur, protection sui generis des bases de données… mais l’outil principal semble être le brevet d’invention qui permet de couvrir plusieurs aspects des réseaux de neurones, notamment leurs utilisations à des fins pratiques et industrielles.
Et, de fait, le nombre de demandes de brevets portant sur l’IA, et notamment sur les réseaux multicouches, a explosé depuis 2013 : ainsi, sur la période 20132016, on note une croissance de + 46 % pour les demandes de brevets relatives à l’intelligence artificielle en général, mais + 175 % pour celles relatives aux réseaux de neurones multicouches !
Du caractère technique de l’invention pour être brevetable
Toutefois, la brevetabilité des inventions relatives à l’IA peut poser des problèmes assez spécifiques dans la mesure où l’Office européen des brevets requiert que pour être brevetable une invention doive posséder un caractère technique, et non pas abstrait ou mathématique. En novembre 2018, l’OEB a mis à jour ses Directives en ajoutant notamment une nouvelle section relative à l’intelligence artificielle et à l’apprentissage automatique. Ces directives, ainsi que diverses jurisprudences, nous indiquent l’importance d’une finalité concrète, pouvant avoir un impact sur le monde physique et tangible, afin de pouvoir espérer une délivrance de brevet en Europe.
"L’Office européen des brevets requiert que pour être brevetable une invention doit posséder un caractère technique, et non pas abstrait ou mathématique"
Ainsi, en pratique, l’utilisation d’un réseau de neurones dans un appareil de surveillance cardiaque revêt un caractère technique, et, sous réserve d’être nouvelle et inventive, pourra donner lieu à un brevet en Europe. De même, de nombreux brevets sont délivrés pour des applications des réseaux neuronaux au traitement du signal (images, vidéos, audio…)
A contrario, dès lors que les données traitées sont abstraites, le caractère technique ne peut être obtenu et ceci même si le mécanisme possède des avantages « techniques » particuliers comme la robustesse de la classification obtenue.
Zone grise de la brevetabilité
Entre les deux extrémités du spectre, il existe bien sûr une vaste zone grise dans laquelle la brevetabilité est sans aucun doute d’appréciation délicate et, en tout cas, à évaluer au cas par cas. Il est en outre à noter que la jurisprudence n’est pas nécessairement stable dans ce domaine, ne serait-ce que parce qu’elle doit sans cesse s’adapter à la nature des inventions qui sont soumises à l’OEB et qui évoluent avec les développements de la recherche, fondamentale et appliquée...
Une autre difficulté, selon quelques rapports de l’OEB, serait le manque de clarté et de support technique suffisant dans les demandes de brevet déposées. Le manque de formation des ingénieurs brevets dans le domaine de l’intelligence artificielle serait ainsi montré du doigt, mais il est certain que la croissance géométrique de l’activité dans les quelques dernières années ne peut être accompagnée par la profession qu’avec un temps de retard, lié à la formation et à la venue vers le métier d’ingénieurs ou d’universitaires formés dans ce domaine technique.
Néanmoins, comme on l’a vu, une certaine course est en œuvre pour établir son portefeuille de brevets dans de nombreux domaines, et il demeure donc crucial de réfléchir à l’option du brevet dès qu’une innovation est basée sur une technique d’intelligence artificielle.
SUR LES EXPERTS. Catherine Caspar, Martin Kohrs et Sylvain Chaffraix sont ingénieurs brevets et conseils en propriété industrielle spécialisés dans les technologies de l’information et de la communication chez Novagraaf en France. Ils accompagnent leurs clients pour la protection, la défense, la surveillance et la valorisation de leurs inventions technologiques.