En partenariat avec Crowe HAF, Décideurs Magazine a récemment organisé une conférence consacrée aux opérations de Public to Private (PtoP) à l’ESCP Business School à l’occasion de la publication de la 4ᵉ édition de l'ouvrage Ingénierie financière, juridique et fiscale (1). L’événement a rassemblé des experts du secteur, parmi lesquels Philippe Raimbourg, doyen honoraire de l’Université Panthéon-Sorbonne et professeur à l’ESCP Business School et co-directeur de l’ouvrage, Olivier Grivillers, co-auteur et associé chez Crowe HAF, Marc Antao, Managing Director chez ODDO BHF et enfin Olivier Huyghues Despointes, avocat associé chez Darrois Villey Maillot Brochier. La conférence a permis de décrypter les mécanismes, les enjeux de gouvernance et les opportunités liés aux opérations de Public to Private (PtoP), une tendance à la hausse sur le marché français.
Opérations « PtoP » (Public to Private) : décryptage d’une tendance à la hausse
Une vague de fond qui transforme la cote française
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2023, 31 sorties de cote ont été enregistrées sur les marchés Euronext et Euronext Growth, contre seulement 6 introductions. En 2022, 25 sorties de cote ont été enregistrées, contre 11 introductions, une évolution qui vient confirmer cette tendance.
« Cette tendance qui conduit à une atrophie de la cote depuis plusieurs années, en particulier sur le segment des petites et moyennes capitalisations, s’explique en grande partie par le développement en France des opérations dites de Public to Private. » explique Philippe Raimbourg, professeur de finance à l’ESCP Business School.
Initialement très répandues sur le sol américain, les opérations PtoP gagnent du terrain en France depuis quelques années.
Pourquoi un tel essor ?
Selon Philippe Raimbourg, plusieurs facteurs expliquent cette dynamique :
- Les contraintes réglementaires des entreprises cotées, telles que la transparence ESG ou les obligations de communication financière
- La sous-valorisation persistante des small caps, découragées par l’absence de couverture des analystes et l’exclusion des indices
- L’attrait des entreprises pour une gouvernance plus souple et des financements flexibles, souvent impossibles à obtenir sur les marchés cotés
- La recherche de la liquidité par des investisseurs préoccupés par les incertitudes d’ordre macro-économique pesant sur les marchés boursiers
Cette évolution a pu être favorisée par l’entrée en vigueur de la loi Pacte en 2019, qui a abaissé le seuil de mise en œuvre du retrait obligatoire à l’issue d’une offre publique de 95 % à 90 % du capital et des droits de vote, facilitant ainsi, les sorties de cote.
« Le private equity, désormais arrivé à une phase de pleine maturité en France, offre aux entreprises la possibilité d’évoluer en dehors des fluctuations des marchés financiers, ce qui peut faciliter la mise en œuvre de certaines restructurations et stratégies de long terme. L’objectif, après une juste indemnisation des actionnaires, est in fine de réunir les actions entre les mains d’un groupe restreint d'investisseurs et de simplifier la gouvernance, permettant ainsi des prises de décision plus rapides et plus efficaces » précise Marc Antao, Managing Director chez ODDO BHF.
Secteurs stratégiques et dynamique d'investissement
« Ces opérations s’appuient sur des secteurs stratégiques tels que les logiciels (Esker, Generix) où le modèle SaaS génère des revenus récurrents et scalables, les énergies renouvelables (Neoen, Albioma), qui offrent des cash-flows prévisibles à long terme malgré des investissements initiaux élevés. En outre, les Entreprises de Services du Numérique (ESN), historiquement peu endettées et à forte croissance, attirent également l’attention, avec des exemples récents tels que SQLI ou encore le Groupe OPEN » confirme Olivier Grivillers, expert en Evaluation et associé chez Crowe HAF.
En effet, en retirant ces entreprises de la cote, les fonds exploitent les leviers financiers du LBO, restructurent leur gouvernance et alignent les intérêts des dirigeants notamment via des management packages. Hors des contraintes du marché coté, ces entreprises gagnent alors en flexibilité stratégique, tout en augmentant leur valorisation.
Des enjeux complexes de gouvernance
Les opérations de PtoP, qui devraient se poursuivre dans les prochaines années, font se confronter des intérêts potentiellement divergents entre investisseurs financiers, actionnaires fondateurs qui souvent réinvestissent dans l’opération, des dirigeants qui ont vocation à bénéficier d’un management package de type LBO, et des actionnaires qui peuvent la considérer comme opportuniste.
« Face aux enjeux de gouvernance soulevés par ces opérations, le conseil d’administration et le comite ad hoc constitué en son sein doivent jouer pleinement leur rôle de gardiens de l’intérêt social. Ils se doivent notamment de veiller à l’égalité de traitement des actionnaires et de s’assurer que le prix proposé reflète bien la valeur de la société, avec une approche à la fois sophistiquée – car ces opérations sont complexes - et pragmatique. Le soutien de l’expert indépendant et de leurs conseils leur sera précieux pour conduire une analyse exhaustive et établir l’avis motivé du conseil. » confirme Olivier Huyghues Despointes, avocat associé chez Darrois Villey Maillot Brochier.
A cet égard, l’expert indépendant examinera les modalités financières de la transaction, les plans d’affaires et les conventions connexes, et pourra alors répondre aux questions soulevées par les actionnaires, en favorisant ainsi la transparence de l’opération proposée.
Une mutation profonde du paysage financier
En conclusion, les opérations PtoP se sont progressivement imposées dans le paysage boursier français. « Le risque pour la bourse de Paris, compte tenu de la baisse du nombre d’IPO, c’est une concentration excessive de la cote sur les grandes capitalisations, avec une perte de diversité » estime Philippe Raimbourg. Pour répondre à ces défis, des initiatives ont été prises comme le Listing Act européen visant à relancer les introductions en bourse.
Si elles offrent des opportunités indéniables pour certaines entreprises et pour les fonds de private equity, elles soulèvent toutefois des problématiques, notamment en matière de gouvernance et de protection des actionnaires minoritaires. La pratique devra en tenir compte, et ce, dans un contexte macroéconomique de plus en plus incertain.
Ulkar Muller
1) Ouvrage publié aux Editions Lefebvre Dalloz