Sa décision de quitter cet été le giron de son mentor, Xavier Lazarus, fondateur d’Elaia partners, a semé le trouble au sein de l’oligarchie des barons du capital-risque français. Pourquoi la jeune VC prend-elle un risque au sommet de sa carrière ?
Rue Blanche, Paris IXe. Le rendez-vous a été pris dans cette tour d’ivoire, chasse gardée des équipes Criteo et Blablacar. Rien ne filtre vers l’extérieur. L’entrée de ce gratte-ciel planté en pleine cité parisienne est légèrement en sous-sol. Les vitres du hall design sont fumées. Pas d’ascenseur, pas de tourniquet, pas de porte. No access. Juste un desk avec une hôtesse. Dans ce décor digne de Bienvenue à Gattaca, Marie Ekeland est aux abonnés absents. Elle vient tout juste d’emménager. À l’accueil, personne ne la connaît. Mais c’est une question de temps. Celui de poser au cœur du réacteur de la French Tech, les valises de France Digitale, le lobby qu’elle a fondé en 2012 avec une solide bande d’entrepreneurs et d’investisseurs.

Micro raz-de-marée
Il y a quelques semaines, la nouvelle star du capital-risque français a provoqué un micro raz-de-marée chez ses pairs. Contre toute attente, elle a raccroché. Au top de sa carrière, elle a quitté cet été 2014 Elaia Partners, le fonds d’investissement créé en 2002 par son mentor, Xavier Lazarus. Ce financier ne s’y est pas trompé quand il détecte, quatorze ans plus tôt, le potentiel hors norme de celle qui à 22 ans apprenait à une armée de golden boys à calculer leur cash-flow dans les salles de marché new-yorkais. Il se félicite encore d’avoir eu le nez creux en la recrutant comme associée en 2005. «?Elle avait toutes les cordes à son arc pour être une excellente analyste?», confirme-t-il. Adoubée par ses pairs qui l’ont estampillée reine de l’IPO made in USA en 2013, l’élève a dépassé les prévisions du maître Lazarus. En acquérant 13,5?% de Criteo pour un investissement de trois millions d’euros, Marie Ekeland a accroché au tableau de chasse du fonds Elaia l’opération la plus rentable du capital-risque français sur les deux dernières décennies. Valorisé près de deux milliards de dollars, le spécialiste du reciblage publicitaire sur Internet est coté au Nasdaq depuis octobre 2013. Jackpot avant le surprenant All-In de Marie Ekeland.

Sa (fausse) rumeur
Passé l’effet de surprise, son départ a pris des allures de grand déballage. Des petites mesquineries de comptoirs en passant par les spéculations médiatiques, tout le monde semble avoir cherché midi à quatorze heures. À commencer par nos confrères des Échos qui écrivaient le 24?juin dernier : «?Selon plusieurs sources, ce départ pourrait être lié au faible niveau d’intéressement que Marie Ekeland aurait touché, à la suite de son investissement dans Criteo, en 2006.?» «?Faux?», s’empresse de répondre l’un des patrons d’Elaia qui confirme que cette rumeur aurait été colportée par un confrère désireux de recruter la jeune VC.
Jusqu’à ce jour, aucun média n’a contacté les deux principaux intéressés. Mais à écouter ceux qui confient être «?très bons amis?», la séparation s’est faite à la loyale. «?Philippe Gire, Maryline Kulawik et Xavier ont créé Elaia en 2002. Je suis arrivée en 2005, j’ai reçu une part de carried interest correspondant à mon ancienneté?», indique la jeune femme qui aspire à écrire une nouvelle page dans sa carrière professionnelle.
L’entreprenante Marie Ekeland n’en est pas à son premier «?pivot?». Dans le jargon start-up, cela équivaut à un changement de positionnement. «?Marie n’aime pas le confort. Elle cherche le challenge. Elle a le goût du risque?», constate un co-investisseur dans Criteo. Rien de surprenant pour ce pur produit universitaire, scolarisé à Louis Le Grand mais réfractaire aux classes préparatoires dont elle exècre l’esprit monomaniaque. «?Elle était brillante, on savait tous qu’elle allait s’envoler?», raconte Isabelle Pires, sa camarade sur les bancs de Dauphine puis chez JP Morgan où Marie est rapidement devenue une des plus jeunes associées. Mais la banque l’ennuie. «?Elle avait une situation confortable mais elle voulait se sentir utile?», renchérit son ex-collègue.

Cas particulier
Pour comprendre la particularité du cas Ekeland, il faut rembobiner le film familial, sonder l’alliage subtil des racines corses et scandinaves, regarder les années de vie à Vancouver, passer en accélérer l’époque indie où l’étudiante traînait ses Dr.Martens aux Black Sessions organisées par Bernard Lenoir à la Maison de la Radio. Il faut opérer un arrêt sur l’image du père, Ivar Ekeland, mathématicien français de renom, docteur ès-sciences en 1970, lauréat des prix d’Alembert et Jean-Rostand. «?Il y avait à la maison un défilé amusant de chercheurs et autres universitaires venus des quatre coins du monde?», raconte Paul Ekeland, le grand frère piqué lui aussi par le virus informatique. Ceci expliquant cela, «?Marie combine une intelligence mathématique et de calcul hors norme couplée à une vitesse d’action étonnante?», confie le fondateur de l’agence de communication Ykone dans laquelle la jeune VC a investi deux millions d’euros en 2010.
À 39 ans, l’ancienne associée d’Elaia a déjà fait bouger les lignes du capital-risque français. «?Elle est un des piliers de cette génération de jeunes quadragénaires qui cherchent à s’emparer de l’action publique pour moderniser le pays et ses entreprises?», assure Fleur Pellerin. Alors ministre déléguée aux PME, à l’Innovation et à l’Économie numérique, elle a vu à l’œuvre la tenace jeune femme aux Assises de l’entrepreneuriat 2013 lors desquelles Ekeland a contribué à la réforme de la taxation des plus-values de cession.

« Son arme fatale : son naturel?»
Nombreux sont ceux qui saluent l’engagement de celle qui détonne au sein de l’oligarchie machiste des barons du risque. «?Son arme fatale pour briser la glace, c’est son naturel?», confie son mentor. Chez les grands patrons du numérique, elle fait l’unanimité. Jean-Baptiste Rudelle la dit «?indispensable?» au board de Criteo où elle a été nommée administrateur indépendant après son départ d’Elaia. Même constat pour le fondateur de Parrot, Henri Seydoux, venu lui proposer un siège à son board il y a trois mois pour son expertise technologique et internationale. «?Marie a le précieux talent de créer du consensus, ce qui est très utile dans un conseil d’administration?», souligne Jean-Baptiste Rudelle. Il n’est pas le seul à être de cet avis. De Loïc Soubeyrand, cofondateur de Teads, à Olivier Billon, P-DG d’Ykone en passant par Marc Rougier, fondateur de Scoop.it, ou Thibault Favre, CEO de Allmyapps, tous vantent les talents de négociatrice de la capital-risqueuse. Certains l’appellent «?le démineur?» quand d’autres confient l’avoir parachutée au-dessus des lignes ennemies. Le soldat Ekeland accepte volontiers de partir au front et de battre la campagne tambour battant. Loin de s’offusquer d’avoir le second rôle, Marie explique, pragmatique, que sa «?mission consiste à mettre du fuel dans le moteur?». En coulisse, «?elle abaisse avec talent le niveau de tensions pour s’assurer que le compromis soit trouvé?», certifie Dominique Vidal, associé chez Index Ventures, qui l’a vu redresser la barre de nombreuses fois chez Criteo. En cas de crise, sa tactique se résume à «?écouter, comprendre, avoir des convictions mais pas des certitudes pour mieux challenger les entrepreneurs?».

Sonner le rappel
Son départ inattendu a sonné le rappel pour la vieille garde ensommeillée du venture français. La jeune VC aurait-elle découvert un secret de fabrication du capital-risque moderne qui serait passé sous le nez des vieux de la vieille ? Peut-être.
Selon elle, l’écosystème a évolué. La France ne peut pas se permettre de louper le coche. La désintermédiation inhérente à l’émergence du numérique a aboli les frontières. «?Aujourd’hui, tout le monde peut investir, construire une marque, monter un business sans faire appel à un fonds d’investissement?», constate-t-elle. En témoigne le succès de la plate-forme de levée de fonds collaborative, Angellist, qui regroupe des start-up américaines à la recherche de financement. Fin 2013, 200?millions de dollars ont ainsi été injectés dans 1 300 start-up. Une goutte d’eau dans l’océan des vingt-trois milliards de dollars investis dans les nouvelles entreprises américaines selon le Center for Venture Research. Mais le phénomène prend de l’ampleur. «?L’écosystème français est en croissance, c’est le moment de faire des paris. C’est quand on est au top qu’il faut agir pour ne pas suivre les idées existantes et essayer d’en imposer d’autres?», soutient le CEO de Priceminister et coprésident de France Digitale, Olivier Mathiot.

La révolution Ekeland
Se faisant l’écho de Fleur Pellerin, qui se bat pour gommer le fossé qui sépare le monde de l’entreprise de celui de l’administration, Marie Ekeland croit en la responsabilité des élites dans la modernisation de la France. «?Revoir plus en profondeur l’offre du capital-risque français et se poser la question de notre valeur en tant qu’investisseur à l’heure de l’économie globalisée?», semble être la nouvelle quête du soldat Ekeland entrée en introspection comme on entre en religion. «?On est beaucoup trop dans le flux, dénonce-t-elle, il faut prendre le temps de la réflexion.?» Au sein de France Digitale et dans son vaste réseau, elle cherche des réponses à ses questions. Comment drainer plus de fonds vers le capital-risque pour accompagner les boîtes françaises à l’international sur des tickets de plusieurs dizaines de millions d’euros ? Quels moyens faut-il mettre en place pour orienter l’épargne des Français vers l’économie réelle ? Quelles propositions de valeur ajoutée peut-on faire aux entrepreneurs ?
Parmi ses sources d’inspiration, Ekeland cite Andreessen Horowitz, le fonds américain de capital-risque créé en 2009 par deux anciens de Netscape, Marc Andreessen et Ben Horowitz. Acteurs influents, ces dinosaures du Web ont vu passer dans leur portefeuille Twitter, Facebook, Instagram et Skype. Plus récemment, le fonds a investi cinquante millions de dollars dans Buzzfeed. Véritable bras armé de la Silicon Valley, Andreessen Horowitz s’est imposé en cinq ans, reléguant au placard la vieille garde des Sequoia Capital et autres Kleiner Perkins Caufield. À l’instar de Marc Andreessen et Ben Horowitz, Marie Ekeland est convaincue que le capital-investissement n’est pas seulement une histoire d’argent. «?En entrant au capital de Criteo, Index Ventures a clairement apporté plus que du cash. Les partners ont ouvert leurs réseaux européen et américain, facilitant le recrutement de gros profils et la mise en place d’un advisory board de qualité?», confirme-t-elle. Indéniablement, le passif entrepreneurial de ces financiers pas comme les autres leur a bien souvent permis de doper leur mise. Une théorie confirmée par Loïc Soubeyrand, à qui l’on prédit avec Teads, spécialiste de la distribution de publicité vidéo, un avenir à la Criteo. «?Outre la levée de fonds de quatre millions d’euros et l’accompagnement dans la fusion avec eBuzzing, Marie nous a aidés à avoir Pascal Gauthier, ancien COO de Criteo, à notre board. Elle nous ouvre des portes. C’est un intermédiaire précieux qui aurait toute sa place chez Teads en tant qu’administrateur indépendant.?» Le message est passé.

Du capital-risque à la politique ?
Si Marie Ekeland quitte Elaia Partners ce n’est pas pour s’occuper à plein-temps de ses deux enfants ni pour faire du lobbying en full-time avec France Digitale, encore moins pour s’occuper de son label de musique Les disques bien, prendre huit semaines de vacances, aller expliquer son métier dans les lycées ou reprendre sa carrière professionnelle de championne de volley-ball avortée. Tout cela, l’hyperactive VC le combinait déjà avec son job. Alors où va Marie Ekeland ? «?Pas dans une banque, ni dans une grosse boîte?», plaisante celle qui investit sur elle-même, fidèle à la maxime du compositeur américain John (Milton) Cage : «?Il n’existe rien qu’on ne doive réellement faire qui ne soit pas dangereux.?» Au pire, elle aura grandi dans la compréhension de son métier. Au mieux, elle y imprimera sa marque et pourrait par son engagement «?faire partie de cette nouvelle génération de politiques?», selon les mots de Fleur Pellerin.

Émilie Vidaud

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