Le fondateur d'IPSOS sonde les consommateurs du monde entier depuis plus de quarante ans.
Décideurs. Quels éléments différenciaient Ipsos lors de sa création, alors que votre marché était déjà formé ?
Didier Truchot.
La société est née en 1975 d’un constat simple : les clients ne se servaient pas suffisamment des informations récoltées. Nous avons décidé d’offrir un suivi et des recommandations adaptées aux études traditionnelles. Nos efforts se concentraient sur deux éléments : augmenter l’usage des données, et parvenir à être aussi clairs que possible dans nos recommandations. Les choses évidentes se font comprendre. Ipso facto : c’est de là que vient notre nom.

Au début cela n’a pas marché du tout. Puis nos contacts avec les médias et des agences publicitaires ont débouché sur la création de produits normalisés : des bases de données permettant de suivre un phénomène déterminé. L’audience, l’impact et la réaction (positive ou négative) aux publicités faisaient dès lors l’objet d’un suivi. C’est ce qui a fait notre force, et c’est encore vrai aujourd’hui.

Décideurs. L’idée était-elle de fonder votre business model sur la récurrence ?
D. T.
La durée moyenne de la relation est potentiellement illimitée, même s’il nous arrive de perdre un contrat de façon ponctuelle. Les partenaires reviennent toujours car ils savent que nous avons les moyens adéquats, l’expertise et les bases de données. Les acteurs capables de mener une étude approfondie sur trente pays de front se comptent sur les doigts d’une main. Enfin, la récurrence est très importante. Sur les 100 000 projets prévus en 2014, 90 % existaient déjà en 2013. Cela tient aux matières que nous étudions : l’analyse de la valeur d’une marque n’a d’intérêt que sur la durée.

Décideurs. Malgré cette stabilité votre métier évolue en profondeur. Diriez-vous qu’il est plus facile aujourd’hui ?
D. T.
Les exigences de nos clients en matière de simplicité et de rapidité sont de plus en plus fortes. Ils n’ont pas forcément l’envie ou la capacité d’attendre trois mois l’étude qui leur convient. C’est pourquoi nous avons travaillé à la fois sur les questionnaires et sur les méthodologies afin de réduire les délais, avec des résultats spectaculaires.

L’analyse en temps réel des données récoltées pourrait être la panacée, mais c’est un exercice difficile. Ces données ne permettent pas d’apprendre grand-chose. J’illustre toujours ce propos avec les agences américaines de renseignement. Alors qu’on prédisait la fin de la CIA, écrasée par la puissante NSA sur le terrain de la récolte de données, il apparaît que les deux agences sont très complémentaires. La NSA a toujours besoin de la CIA pour analyser les volumes colossaux de données et pour entretenir un réseau d’agents « sur le terrain ».

Décideurs. L’explosion du volume de données et des outils clés en main constitue-t-il un risque ou une opportunité pour Ipsos ?
D. T.
La majorité de l’information utile n’est pas disponible. Prenez la notoriété d’une marque, par exemple. Elle a un effet direct sur les ventes. Il y a de plus en plus d’information disponible sur le comportement des gens. Le risque, c’est de fonder ses prises de décision sur des données dont on n’est pas certain qu’elles soient de bonne ou de moindre qualité. L’opportunité est donc dans le sens que l’on donne, ou peut donner, aux informations collectées. Dans l’avenir, la quantité de données analysées devra augmenter en comparaison avec la quantité de données produites.

Ma réponse est la même pour les outils. Avec un budget déterminé, les marques sont en mesure de toucher plus de prospects qu’auparavant, mais cela ne résout pas les enjeux de fond que sont la valeur de la marque, la fiabilité ou encore la perception du service rendu.

Décideurs. Le niveau de concentration est élevé dans la communication. Comprenez-vous que des annonceurs soient tentés par des prestataires généralistes ?
D. T.
Les groupes de communication s’essayent à la stratégie du guichet unique car leurs rémunérations sur leurs prestations classiques ont baissé. Ils veulent capter la valeur en développant de nouveaux services, comme l’ont prouvé leurs réactions dans les médias et le digital. WPP propose ainsi des solutions sur tous les métiers de la communication. Mais c’est rarement ce que souhaitent les clients. Ils ne veulent pas d’un interlocuteur unique. Il serait irresponsable pour un dirigeant ou un directeur financier de ne compter que sur une banque, il en est de même avec la communication ! Dans chacune des disciplines il y a des pure players qui sont d’un niveau excellent.

Décideurs. Comment expliquez-vous la relative stagnation du marché ?
D. T.
Les dépenses consacrées au marketing stagnent, c’est bien connu. WPP est le plus grand groupe de communication au monde, et aussi le plus diversifié : ses résultats sont donc un peu ceux de l’industrie dans son ensemble. Or ils dépassent à peine les 3 % de croissance par an. L’activité « data investment management » performe encore moins bien. Nous avons pris trop de temps à comprendre comment déployer notre offre de services, notamment en aval. Par ailleurs, la réduction des coûts de collectes de la donnée a entraîné une réduction des prix, ce qui a eu un effet déflationniste équivalent à un point de croissance par an.

Décideurs. Quels sont vos suggestions pour retrouver de la croissance ?
D. T.
La publicité a un effet moindre sur le public qu’auparavant : les médias sont plus fragmentés et les gens sont moins naïfs. Il faut bien sûr continuer à en faire, mais il est important de mettre l’accent sur l’amélioration du contact sur les points de vente physiques et digitaux. L’expérience du point de vente est essentielle, sachant que les gens se renseignent avant d’entrer en boutique. Dans certains secteurs, un écart de prix de l’ordre de dix points de base peut faire la différence.

Dans notre industrie, la différenciation ne se fait pas sur le prix mais sur la sécurité de l’information transmise. C’est la sécurité, et la pertinence de l’information qui font la force d’Ipsos.

Décideurs. Diriez-vous que vous êtes à un tournant ?
D. T.
Si je regarde en arrière, la société est « restée » quinze ans en France pour construire ses fondations, puis a pris vingt ans pour son développement international. Aujourd’hui, nous sommes dans 86 pays et nous entamons notre troisième vie, qui doit nous permettre de trouver notre place et notre propre personnalité à l’international. Nous sommes par exemple très fiers de notre réussite américaine. La société y est très belle, et accompagne des clients magnifiques, et la zone représente 30 % de notre chiffre d’affaires. Nous sommes, et l’industrie avec nous, face à un point de césure : ceux qui n’arriveront pas à redéfinir leurs services ne s’en sortiront pas.


Voir aussi : Le marketeur est nu (Magazine Décideurs)

Propos recueillis par Pierre-Henri Kuhn

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