À travers les enjeux ESG, la gouvernance n’est souvent évoquée qu’à la marge des aspects environnementaux et sociaux. Pierre-Olivier Bernard, avocat et fondateur du cabinet Opleo, spécialiste des problématiques rencontrées par les entrepreneurs et les dirigeants, revient sur l’importance de lier la raison d’être de l’entreprise à la gouvernance pour conjuguer à la fois un modèle économique pérenne et le rôle sociétal de l’entreprise.

Décideurs. Quel regard portez-vous sur la prise de conscience croissante autour des enjeux ESG de la part des directions ?  

Pierre-Olivier Bernard : Étant donné notre positionnement chez Opleo, c’est un sujet que nous voyons émerger depuis longtemps. Aujourd’hui, l’enjeu d’une gouvernance réussie n’est plus la vision actionnariale de court terme, car elle n’est ni dans l’intérêt des salariés, ni dans celui de l’entreprise, ni davantage dans celui de l’écosystème. Certes, toute entreprise se doit de respecter la condition impérative des enjeux économiques. Mais un projet d’entrepreneuriat n’est jamais fondé sur la seule rentabilité, c’est la raison d’être de l’entreprise qui la différencie plus que sa performance. 

À ce titre, travailler sur cette finalité est l’aspect le plus structurant pour une équipe dirigeante, c’est un moteur qui crée le dynamisme d’une gouvernance. Tout l’enjeu est de la formaliser, car, si elle est instinctive chez l’entrepreneur, il faut pouvoir la faire rayonner dans la gouvernance. Définir sa raison d’être c’est travailler, aussi, sur son impact sociétal, c’est également le premier pas vers l’entreprise à mission. De la sorte, elle devient l’élément qui pérennise et crédibilise un projet entrepreneurial, mais aussi une acquisition ou encore un LBO.   

"Avoir travaillé la raison d’être d’une entreprise, ou d’un projet, et son impact au sein de son écosystème permet de sécuriser un tour de table dans le cadre d’une levée de fonds."

Souvent la raison d’être de l’entreprise apparaît comme un enjeu de communication, traité par des agences ou des directions de la communication. En quoi est-ce un sujet pour un cabinet d’avocats ?  

La raison d’être d’une entreprise n’est pas un travail de communication, c’est l’élément clé pour pérenniser un modèle économique car elle justifie financièrement l’ensemble des opérations menées. La base du métier d’avocat est d’accompagner un client en travaillant, sur le fond, une prise de décision, en limitant ses risques et en garantissant ses opportunités. Souvent, les enjeux de gouvernance se placent au cœur de conflits d’intérêts : il faut négocier avec des fonds d’investissement, d’autres actionnaires, ou encore des salariés. Avoir travaillé la raison d’être d’une entreprise, ou d’un projet, et son impact au sein de son écosystème permet de sécuriser un tour de table dans le cadre d’une levée de fonds. C’est un excellent moteur pour sortir d’un débat conflictuel autour d’intérêts divergents. La gestion et l’anticipation d’un conflit sont au cœur de la profession d’avocat, il ne s’agit pas uniquement d’une question de communication.  

Comment procédez-vous ?  

Récemment, nous avons accompagné un fondateur actionnaire minoritaire, qui souhaite récupérer le contrôle de sa société pour qu’elle soit en accord avec la raison d’être initiale de son projet. Nous travaillons à l’élaboration d’une gouvernance à long terme, et notamment sur la façon d’associer les  salariés au capital. Nous sommes bien placés pour valider un modèle économique et savoir comme le décliner de façon cohérente dans une gouvernance d’entreprise. À ce titre, ce qui se passe aujourd’hui est passionnant, car nous assistons à un désintérêt pour le monde de l’entreprise, accentué par des plans sociaux qui ont eu une large visibilité alors que les nouvelles générations sont en quête de sens dans le travail. Face à cela, la raison d’être d’une entreprise apparaît comme une urgence pour construire les projets du futur et pérenniser ceux qui existent. 

" L’entreprise détient un rôle sociétal, notamment au niveau local, qui engage la responsabilité de l’entrepreneur."

Quel rôle a le dirigeant dans la raison d’être de son entreprise ?  

Entreprendre est la raison d’être d’un dirigeant. Celle de leur entreprise valide leur horizon de vie – surtout pour les fondateurs d’une structure – c’est moins le cas dans de grands groupes où les mandats ont des durées limitées, et où il est plus délicat de se l’approprier sur le long terme. L’entreprise détient un rôle sociétal, notamment au niveau local, qui engage la responsabilité de l’entrepreneur et à ce titre l’entrepreneur a une responsabilité. Certes, c’est un défi pour le modèle économique, mais concernant l’impact local, aujourd’hui tout se joue au sein de l’entreprise : elle peut faire du sur-mesure, là où l’État ne peut plus faire que du prêt-à-porter. On l’a vu dès le XIXe siècle avec le rôle économique et sociétal des premiers industriels qui fournissaient des logements et des soins à leurs salariés. La raison d’être offre alors une solution qui permet à l’entreprise de mieux construire son impact social et économique de façon libre et non étatique, hors de la vision purement actionnariale et court-termiste. 

"Il faut reconnaître que le législateur s’est emparé du sujet et a défini un cadre qui incite les sociétés à réfléchir à leur raison d’être ainsi qu’à la possibilité de devenir des entreprises à mission."

Qu’est-ce que la loi Pacte peut encore apporter pour encourager cette orientation alors que, à date, son impact est encore timide ?  

Si, à date, les résultats de la loi Pacte sont décevants, et que la rémunération des actionnaires a longtemps été un sujet qui prenait trop de place, il faut reconnaître que le législateur s’est emparé du sujet et a défini un cadre qui incite les sociétés à réfléchir à leur raison d’être ainsi qu’à la possibilité de devenir des entreprises à mission. Aujourd’hui, travailler la gouvernance et la raison d’être d’une entreprise est une question stratégique et d’avenir. La loi Pacte risque d’être remise à jour, car elle comporte des lacunes. On le voit avec le durcissement de la jurisprudence du Conseil d’État sur les managing packages. Il faut permettre le développement d’outils qui garantissent la convergence du capital humain et du capital financier. Ainsi, la loi devrait permettre d’étendre les bons de souscription de parts de créateurs d'entreprise (BSPCE) à l’ensemble des entreprises, indépendamment de leur taille. Il y a des avancées possibles, notamment en matière de partage de la création de valeur. Aujourd’hui, les entreprises produisent grâce à leur capital humain. Il doit donc y avoir un travail de fond pour une meilleure convergence entre ceux qui travaillent et ceux qui investissent. 

Propos recueillis par Céline Toni

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