L’économie mondiale a connu une période faste au cours des 40 dernières années. La mondialisation a été un facteur majeur de cette croissance. Entrons-nous dans un cycle de démondialisation de l’économie ? Par Jean Estin, fondateur et président d'Estin & Co.

Au cours des 40 dernières années, l’économie mondiale a crû à 5,5 % par an (3% hors inflation1), avec 8 % de TSR annuel pour les grandes bourses mondiales, un taux d’inflation tombant de 12 % à 1 %2 et des grands pays sortant de la pauvreté et atteignant des niveaux de vie moyens qui étaient ceux de l’Europe ou des États-Unis il y a vingt ans. La mondialisation a été un facteur majeur : baisse des droits de douane (divisés par plus de deux à cinq selon les régions sur la période) ; entrée de la Chine dans l’économie moderne ; échanges internationaux ; développement des grandes chaînes de distribution dans les pays occidentaux capables d’interagir avec des fournisseurs lointains à bas coûts de facteurs ; délocalisation de métiers industriels à moindre valeur ajoutée avec sophistication croissante des chaînes de production et, enfin, développement de marchés majeurs en Asie. Ces différents leviers ont permis une croissance vertueuse (50 % de la croissance hors inflation provenant de la productivité accrue des facteurs 3), faiblement inflationniste (2,5 % par an 4), avec une part du commerce mondial passant de 40 % à 60 % 5 du PIB mondial sur la période. Ricardo a triomphé. Pour un temps seulement, étant donné les remises en cause actuelles ?

"Dans beaucoup de métiers, les effets d’échelle liés aux processus industriels modernes seraient insuffisants dans un cadre purement national."

Réalisme et limites

Alors que 82 % des brevets annuels sont déposés dans cinq pays (Chine, États-Unis, Japon, Corée, Allemagne)6, 64% de la production industrielle mondiale est concentrée dans six pays (Chine, États-Unis, Japon, Allemagne, Inde, Corée), 72 % des sources d’énergie proviennent de dix pays (États-Unis, Russie, Chine, Australie, Venezuela, Iran, Arabie saoudite7…), 56 % des terres agricoles sont dans dix pays (Chine, États-Unis, Brésil, Russie, Kazakhstan8…) et les minerais rares concentrés dans un à deux pays (le lithium provient à 70 % de l’Australie et du Chili9…). Au niveau microéconomique également, la dynamique des avantages comparatifs a fait son oeuvre : 73 % des semi-conducteurs sont fabriqués dans quatre pays (Taïwan, Corée, Japon et Chine), 75 % des automobiles sont fabriquées par des entreprises de six pays (Chine, États-Unis, Japon, Allemagne…), 55 % des engrais azotés sont produits dans quatre pays (Chine, USA, Inde, Russie), près de 50 % de l’économie numérique est réalisée par les leaders américains 10 et chinois 11, 80 % des marques de luxe sont possédées par des entreprises françaises et italiennes et 50 % des fournitures et équipements médicaux fabriqués en Chine.

Les grands centres de R&D ou de services, les étapes de conception ou de production industrielle, les sources d’énergie ou de matières premières, les terres arables… − mais également les leaders dans les différents métiers − étant chacun concentrés et localisés pour une grande part dans des pays différents, les échanges continueront. Il n’y a pas de démondialisation significative possible à moyen terme entre pays.

Par ailleurs, dans beaucoup de métiers, les effets d’échelle liés aux processus industriels modernes seraient insuffisants dans un cadre purement national (à l’exception des États continents comme les USA ou la Chine). Une fragmentation plus limitée entre quelques très grands blocs est sous optimale mais possible, entre et autour de quatre à cinq grands blocs (Amérique du Nord, Chine, Europe, Inde avec Asie du Sud-Est…). Le PIB de chacun de ces blocs est aujourd’hui égal au PIB mondial de l’année 1995. Il n’y aurait pas de retour au Moyen Âge mais un surcoût induit par certaines des économies d’échelle, avec des conséquences inflationnistes et un impact négatif sur la croissance mondiale. Par rapport aux États-Unis et à la Chine, l’Europe aurait le plus à perdre dans un tel scénario : pas d’indépendance énergétique avant 30 ans (y compris avec les investissements dans les énergies renouvelables et dans le nucléaire), ni de matières premières stratégiques, faiblesse industrielle croissante, retard technologique, absence de leaders mondiaux dans les industries de l’avenir, faible fluidité des ressources.

"La production relocalisée d’un iPhone dans un seul pays (États-Unis,…) multiplierait le coût de l’appareil par 3."

Coûts et inflation induits

La mondialisation a permis la concentration de nombreuses industries au niveau mondial avec les effets d’échelle et les baisses de coûts résultantes, ainsi que leur localisation optimale en fonction de leur complexité, de leurs besoins de réactivité, et des coûts des facteurs. Un retour en arrière ne passerait pas dans l’équation budgétaire des ménages. Entre 1960 et 2021, le budget moyen d’un ménage français est passé de 1 900 à 40 000 euros de dépenses annuelles (inflation comprise). La part des dépenses d’alimentation et d’habillement est tombée de 43 à 21 %. Celle des dépenses de communications, de médias et de loisirs est montée de 8 à 12 %. Celles liées au logement de 20 à 33 %. La délocalisation du textile et le développement des hypermarchés ont permis la croissance des téléphones portables. Une relocalisation entraînerait une inflation massive. Pour les industriels, l’équation serait également complexe. Par exemple, la production relocalisée d’un iPhone dans un seul pays (États-Unis,…) multiplierait le coût de l’appareil par 3, réduisant significativement la taille de son marché.

Impact sur la transition énergétique

La mondialisation a été concomitante d’une offre et d’une demande croissantes d’énergies, en particulier fossiles, qui représentent près de 85 % du mix énergétique mondial. Une démondialisation partielle (entre grands blocs) ralentirait légèrement la demande de ces énergies fossiles. Inversement, elle rendrait plus difficile, à court terme, leur substitution par des énergies renouvelables compétitives. Les productions de panneaux solaires photovoltaïques, d’éoliennes, de batteries de véhicules électriques… sont aujourd’hui fortement concentrées en Chine, ou en Inde. Par ailleurs, dans un monde multipolaire assumé, la probabilité est grande de voir des grands blocs suivre des politiques énergétiques et climatiques fortement divergentes, rendant illusoire toute transition énergétique effective à l’échelle planétaire. Ce scénario offre donc la triple peine : croissance économique ralentie, inflation forte, poursuite sans limite des émissions de CO2. Il est donc probable que, même s’il se matérialise à court terme, il ne pourrait durer.

"L’Allemagne, le Japon et la Corée du Sud sont les trois grands pays qui auraient le plus à perdre dans une démondialisation forte et rapide."

Comment s’adapter ?

Une démondialisation − même limitée − n’est pas souhaitable. Mais elle peut se produire car elle n’est pas irréaliste à l’échelle de grands blocs. Pour les entreprises, la visibilité réduite sur l’évolution du contexte international nécessite de mitiger les risques et augmente les coûts correspondants : Risques de marchés En Asie, dans l’industrie comme pour les biens de grande consommation, la Chine est un marché irremplaçable. Mais l’Inde (qui suit la trajectoire de la Chine avec vingt ans de retard), l’Indonésie et les pays de l’ASEAN peuvent constituer des relais de croissance significatifs à moyen terme. Globalement, certains pays souffriraient d’avantage que d’autres. L’Allemagne, le Japon et la Corée du Sud sont les trois grands pays qui auraient le plus à perdre dans une démondialisation forte et rapide : marchés intérieurs insuffisants, autonomie énergétique inexistante, économie fortement dépendante des exportations et des importations. Le choix des pays et leur pondération deviennent donc un enjeu critique. À court terme, la diversification et la réallocation des marchés cibles augmenteront les coûts commerciaux et de distribution des entreprises. Cette évolution peut accentuer la polarisation de certaines industries ; d’une part des grands leaders restant "internationaux" car pouvant amortir ces coûts et risques d’internationalisation compte tenu de leur taille et de leur compétitivité ; d’autre part des petits spécialistes plus concentrés géographiquement et fortement différenciés. Les acteurs intermédiaires risquent d’être laminés.

"Il y a finalement peu de pays industriels alliant à la fois des capacités de main-d’oeuvre adaptées à des processus de production complexes."

Risques d’approvisionnement et de production

Dans les chaînes de production, le doublonnement des sites de production internes ou des fournisseurs à certaines étapes pour réduire le risque géographique constitue une assurance. Mais dans certaines industries, cette option s’avère rapidement limitée ; il y a finalement peu de pays industriels alliant à la fois des capacités de main-d’oeuvre adaptées à des processus de production complexes, avec des réseaux de sous-traitance proches et profonds pour différentes sources de composants ou de modules intermédiaires. L’autre option est de bâtir des chaînes de production autonomes au sein d’un grand bloc géographique par rapport à son marché. Pour une entreprise, cela sous-optimise son dispositif industriel à l’échelle mondiale mais le rend plus résilient. Dans les deux cas, la réduction du risque s’accompagnera d’une hausse des coûts. Cette hausse ne se traduira pas en augmentations de prix de façon égale pour les différents acteurs. S’ajoutant à des hausses de matières premières et à l’inflation des salaires, elle entraîne un risque de réduction potentielle ou de volatilité accrue des marges.

Faible visibilité, volatilité accrue

Un risque de démondialisation partielle existe, de façon limitée, avec des allers-retours possibles dans les dix prochaines années et des coûts d’adaptation importants. Où allouer au mieux les ressources pour continuer à croître en maintenant les rentabilités et le niveau de risque ? Quel est le niveau de risque maximal acceptable compte tenu de la taille et des marges de manoeuvre financières de l’entreprise ? Des crashs tests, comme dans les banques, peuvent aider à mieux rééquilibrer les portefeuilles de marchés et de chaînes d’approvisionnements en fonction de différents scénarios. Le risque de démondialisation ajoute une variable dans l’équation stratégique.

Les points clés

  • Remise en cause de la mondialisation qui a permis une croissance vertueuse dans les 40 dernières années ;
  • Pleine fragmentation (par pays) non réaliste ;
  • Fragmentation limitée par grand bloc non souhaitable mais possible (Amérique du Nord, Chine, Europe, Inde avec Asie du Sud-Est…) ;
  • Europe la plus impactée dans un tel scénario ;
  • Nécessité de s’adapter dans un tel scénario : risques de marchés, risques d’approvisionnement et de production… ;
  • Risque de démondialisation ajoutant une variable dans l’équation stratégique avec plus faible visibilité et volatilité accrue.

Sur l'auteur
Estin & Co est un cabinet international de conseil en stratégie basé à Paris, Londres, Zurich, New York et Shanghai. Le cabinet assiste les directions générales de grands groupes européens, nord-américains et asiatiques dans leurs stratégies de croissance, ainsi que les fonds de private equity dans l’analyse et la valorisation de leurs investissements.

1 Chiffres 1981-2021.
2 1 % en 2015 puis remontée à 2 % en 2019 et 3 % en 2021.
3 Productivité accrue des facteurs et croissance de la population.
4 2,5 % par an sur 2011-2021
5 60 % en 2014 (56 % en 2019 et 52 % en 2020).
6 Données 2019.
7 États-Unis, Russie, Chine, Australie, Venezuela, Iran, Arabie saoudite, Inde, Canada et Qatar (donnée 2018).
8 Chine, États-Unis, Australie, Brésil, Russie, Kazakhstan, Europe, Inde, Arabie saoudite et Argentine (donnée 2020).
9 Donnée 2020.
10 Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
11 Alibaba, Baidu, Tencent, JD. com, Meituan, Bytedance, Xiaomi et PDD.

Personnes citées

Jean Estin

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