Marché du M&A : entre opportunités et conservatisme
Décideurs. Le marché du M&A français est un marché sophistiqué mais aussi complexe. En tant qu’experts du M&A et au regard des opérations actuelles et des préoccupations de vos clients, des tendances de marché significatives se dessinent-elles ?
Andrea Bozzi. Un deal ne fait pas une tendance, ou rarement. Je ne crois pas qu’une opération spécifique soit nécessairement porteuse de sens ou d’enseignements pour l’avenir des autres acteurs. Néanmoins, il peut y avoir quelques vagues d’opérations de même nature. La première qui me vient à l’esprit est celle apparue depuis quelques années, d’un certain nombre de sociétés, qui ont sorti de leur bilan des actifs longtemps considérés comme partie intégrante du modèle opérationnel mais ayant des caractéristiques d’actifs d’infrastructures, afin de les monétiser dans de très bonnes conditions en profitant de la forte demande de fonds spécialisés sur cette classe d’actifs.
Armand W. Grumberg. Il y a certains secteurs qui risquent d’être plus actifs néanmoins, comme celui des TMT [technologies, médias, télécommunications, ndlr], de même que celui de l’énergie. Après se pose l’éternelle question des rapprochements bancaires, mais ce serait plus une question pour Andrea…
A. B. Le sujet de la consolidation du secteur bancaire est complexe. L’Europe est sur-bancarisée et le secteur pourrait logiquement voir quelques rapprochements, toutefois cela pourrait prendre du temps. En revanche, ce que l’on peut constater de manière plus générale, c’est que nous sommes dans une période de disruption, avec une tension financière et l’arrivée d’innovations technologiques importantes. Dès lors, les entreprises qui sont concernées et qui n’ont pas la taille critique nécessaire, vont chercher à s’adosser pour apporter des réponses. Ces mouvements sont accélérés dans les moments de tension, or nous y sommes. Tout cela est propice à la réflexion pour les dirigeants, le passage à l’acte étant toutefois lié à la perception du risque inhérent à ce type d’environnement.
À l’heure actuelle, quelles sont les positions ou les avantages respectifs des fonds de capital-investissement et des grandes entreprises, en tant qu’acquéreurs sur le marché du M&A ?
A. B. Il ne faut pas les opposer car ils sont largement complémentaires et effectuent des opérations qui sont de nature différente. Les fonds participent, avec une certaine agilité et de manière importante, à la liquidité du marché et contribuent à la pleine valorisation d’actifs parfois sous-valorisés. L’effet de levier, la mise sous tension managériale et financière, les stratégies de build-up sont les axes de création de valeur déployés par les fonds. Les industriels, qui peuvent être moins agiles et mobiles que les fonds, ont des visions par construction qui s’inscrivent davantage dans la durée et dans un cheminement stratégique. Ils savent acheter pour intégrer et font ces opérations en adoptant une logique du make or buy, quand acquérir une activité est, au net des synergies dégagées, moins cher, plus rapide et plus optimal que de la développer en interne.
"La consolidation dans le monde bancaire est complexe à mettre en œuvre. Celle du capital investissement est encore plus compliquée" Andrea Bozzi
Comment voyez-vous évoluer le monde du capital-investissement en France ?
A. B. À travers les âges, c’est une classe d’actifs extrêmement intéressante. En termes d’argent levé, leur capacité devrait donc s’accroître et pour de bonnes raisons. Je pense que les acteurs seront de plus en plus gros, devenant des gestionnaires d’actifs, et adoptant des stratégies de plus en plus diversifiées. Nous devrions aller vers ce modèle et voir en Europe ce qui se passe aux États-Unis. Néanmoins, un frein existe. Je disais tout à l’heure que la consolidation dans le monde bancaire était complexe à mettre en œuvre. Celle du capital-investissement est encore plus compliquée, car il y a un phénomène qui pourrait apparaître pour certains comme une forme d’hystérésis. Cette activité reste très liée à des individualités avec d’ailleurs souvent dans les levées de fonds des key man clauses. Arrive néanmoins depuis les États-Unis le phénomène des opérations de M&A entre des sociétés de gestion des fonds. Pour le moment, ce sont surtout des prises de participations minoritaires.
Compte tenu des trois années passées et de l’incertitude politique qui est à un niveau historique, peut-on dire que cela a durablement marqué les acteurs dans leur manière d’agir ?
A. B. Bien sûr, mais le quantifier est impossible tant la liste des facteurs à prendre en compte est longue et tant chacun d’eux peut être complexe dans son fonctionnement. Ce qui compte avant tout, c’est la visibilité et la confiance au niveau des conseils d’administration. Dans un environnement volatil, les acteurs oscillent entre la crainte de manquer une opportunité et la peur de prendre des risques au mauvais moment.
"Antitrust, (…) aspects réglementaires au sens large (…) contrôle des investissements étrangers : (…) il n’y a plus aucune visibilité réelle sur les calendriers" Armand W. Grumberg
A. W. G. Cet environnement accroît le conservatisme des conseils d’administration, et donc retarde la prise de certaines décisions d’acquisition, et, en conséquence, affecte le nombre d’opérations… Face à une opportunité, nonobstant le risque, la différence va exister entre ceux qui se trouvent dans une position de force notamment en raison d’une situation financière favorable, et les autres.
À quelles difficultés les opérations sont-elles actuellement le plus confrontées ?
A. B. Il y en a une qui émerge certainement et pour laquelle il faudrait trouver peut-être un nouveau modus operandi : c’est la gestion et le timing du processus d’approbation réglementaire au titre de l’antitrust, qui sont devenus complètement incompatibles avec le rythme de la vie du capitalisme actuel qui nécessite plus de vélocité.
Aussi bien en France, qu’en Europe ou ailleurs dans le monde ?
A. W. G. Partout dans le monde. Et ce n’est pas seulement l’antitrust, ce sont plus généralement les aspects réglementaires au sens large du terme, comme également le contrôle des investissements étrangers. Les processus ne sont plus aussi maîtrisables que par le passé. Souvent, il n’y a plus de visibilité réelle sur les calendriers. Avant, nous pouvions boucler un deal avec la sécurité d’un horizon de trois à quatre mois. Désormais, il faut parfois compter sur 18 mois ou plus.
L’anticipation, sur les questions de concurrence, est-elle possible ?
A. W. G. Sur certains aspects, il est possible de prépackager des options mais sans être sûr quant à la solution qui sera retenue. Mais cela met généralement le cédant dans une position difficile : en reconnaissant qu’il doit céder une partie, cela aura une conséquence sur le prix, plus bas…
Quid des investissements étrangers ?
A. W. G. Sur le plan national, quand un gouvernement est attaché à la réalisation d’une opération, il est certain que le contrôle des investissements étrangers, par exemple, peut être réalisé plus rapidement et/ou dans des conditions acceptables.
Enfin, face aux défis environnementaux à relever, les réglementations et les pratiques ESG semblent s’imposer. Quelle est l’ampleur de la prise en compte du prisme ESG à l’occasion de la réalisation des deals ?
A. W. G. Certains clients ont pris cela au sérieux depuis le début et d’autres ont une approche check the box, dans le seul but d’être conforme. Je note que de plus en plus de clients commencent à le prendre véritablement au sérieux. Ce qui les pousse à faire cela aujourd’hui, c’est notamment la peur du contentieux. Leur démarche se focalise donc en particulier sur les domaines qui pourraient inciter un activiste ou un acteur revendicatif à agir.
A. B. On ne va pas faire un deal pour être plus vert ou renforcer sa notation ESG. En revanche, quand la stratégie de l’entreprise réclamera qu’une opération soit réalisée, on s’assurera qu’elle sera en accord avec les grandes lignes de la politique ESG. C’est parti pour durer et s’intensifier. Mais ce qui restera fondamental, ce sont les critères permettant d’identifier des opérations créatrices de valeur.
A. W. G. Aux États-Unis est apparu d’ailleurs le mouvement « anti-ESG », de personnes estimant que cette quête de l’ESG allait beaucoup trop loin, à l’encontre de l’essence de la société qui est tout de même de faire des bénéfices.
A. B. Un point reste à trancher : qui doit payer le prix de ces exigences ? Pour le moment, tout le monde semble s’être mis d’accord pour que ce soit l’émetteur, les entreprises, qui payent. Pourtant, il serait légitime également de se demander si d’autres parties prenantes ne devraient pas également participer à l’effort.