Le secteur financier est l’un des plus féminisés, pourtant en fusions-acquisitions, les femmes sont rares. Un déséquilibre qui s’explique par la réputation du M&A d’être un "métier d’hommes" mais aussi le manque de modèles féminins inspirants pour celles d’entre elles qui s’y aventurent.

Lorsque vous tapez "banquières M&A" dans Google, le moteur de recherche présume une erreur et vous propose de chercher plutôt des "banquiers M&A". Néanmoins, il serait déraisonnable d’accuser Google de sexisme. Et pour cause, les banquières d’affaires sont rares. Pourtant, d’après une étude publiée par Equileap en 2023, le secteur financier compterait 51 % de femmes dans ses effectifs contre 38 % pour la moyenne nationale. Des pourcentages encourageants qui cachent une absence criante de parité au sein des fonctions dirigeantes et dans certains domaines sous-jacents, en particulier celui des fusions-acquisitions. En banque d’affaires, d’après une enquête réalisée par l’Agefi en 2024, les femmes seraient ainsi à peine 24 %, et sans doute moins si l’on distingue les structures mutualistes, ou les banques traditionnelles comme Crédit Agricole, ou Société générale, des maisons purement M&A, comme Goldman Sachs ou JP Morgan. D’après une étude menée par le cabinet de conseils Sia Partners, en 2022, les femmes représentaient en moyenne 57 % des effectifs des banques de détail, avec par exemple 56,8 % des salariés chez BNP Paribas ou encore 56 % au Crédit Mutuel.

"Je ne reçois que 25% de CV d’étudiantes alors qu’elles représentent 35 à 50% des effectifs en école" 

Disparités dès l’université

Comment expliquer la faible féminisation des banques d’affaires, structures phares des transactions M&A? Pour Valérie Boussard, sociologue et directrice du laboratoire IDHE.S à l’université Paris Nanterre, à l’origine d’une étude sur les femmes dirigeantes en fusions-acquisitions, leur moindre présence dans ce secteur s’explique dès la formation universitaire : "Ce sont des métiers construits au masculin". Dans la hiérarchie symbolique des métiers bancaires, les banques d’affaires seraient au sommet, devant les banques de détail. Les niveaux de rémunération sont supérieurs et les compétences techniques et financières exigeantes. Hiérarchie, rémunération, technicité, des éléments souvent identifiés comme masculins. Dans les grandes écoles de commerce, voie royale vers les métiers du M&A, Valérie Boussard note que peu d’étudiantes se spécialisent dans ces filières. "On s’aperçoit, dès la formation, que compte tenu de l’image des métiers du M&A, les femmes ont tendance à se diriger vers des métiers financiers dont la réputation est moins masculine". Interrogée sur le sujet, Laurence de Rosamel, partner chez Clipperton, banque d’affaires spécialisée dans la tech, et qui a elle-même créé un réseau de professionnelles du M&A, témoigne: "Je ne reçois que 25 % de CV d’étudiantes alors qu’elles représentent 35 à 50 % des effectifs en école. Souvent, elles préfèrent aller en corporate, car elles craignent la pression des banques d’affaires, ou en transaction services pour peaufiner leurs compétences financières. Elles pensent ne pas être assez compétentes en sortie d’école, alors qu’elles sont tout aussi performantes que leurs pairs masculins".

Culture des horaires à rallonge et "métier d’homme"

Autre facteur qui expliquerait l’écart entre les hommes et les femmes en banques d’affaires: la culture des horaires à rallonge qui imprègne le secteur. Au-delà d’effrayer de potentielles nouvelles recrues, le volume d’heures de travail caractéristiques du rythme des transactions M&A, poussent les femmes vers la sortie. Pour Laurence de Rosamel, elles vont avoir une plus grande capacité à s’écouter et ainsi faire le choix de partir des structures. Plus détachées de la pression sociale, elles hésitent moins que les hommes à quitter un poste en banque d’affaires. Un constat partagé par Valérie Boussard "En fusions-acquisitions, l’extensivité des heures de travail fait partie du quotidien, ce sont des métiers où le temps hors travail est rare et donc peu compatible avec la parentalité. Soit elles anticipent une vie de famille et partent, soit elles ne sont pas engagées ou promues car les recruteurs l’anticipent pour elles", explique-t-elle. Enfin, la sociologue pointe du doigt la construction des métiers du M&A comme un environnement où les codes, plus qu’ailleurs, seraient genrés au masculin. Remporter un deal est assimilé à un "combat", il faut mener "d’âpres négociations", "se battre" pour "gagner" une transaction. "Une dimension agonistique qui favorise les hommes, plus socialisés à s’engager dans le conflit que les jeunes femmes. Par la suite, leurs compétences seront évaluées par rapport à ces codes, ce qui peut compromettre leur évolution professionnelle", ajoute Valérie Boussard.

D’autres vont sortir des grandes maisons et monter leur boutique indépendante avec leurs propres codes

Stratégies de survie

Mais alors, comment font celles qui brisent le plafond de verre? Car si les femmes sont rares, elles ne sont pas absentes du monde des fusions-acquisitions. Pour se frayer un chemin, certaines vont poursuivre leur carrière en banque d’affaires avec des vies de famille rendues possibles quand le conjoint dispose d’horaires plus flexibles ou occupe un poste avec moins de responsabilités. D’autres vont sortir des grandes maisons et monter leur boutique indépendante avec leurs propres codes et s’émanciper des contraintes du monde des banques d’affaires traditionnelles. Laurence de Rosamel, qui a pris l’initiative de réunir les femmes du secteur dans un réseau féminin, se rappelle : "En 2023, je suis tombée sur un article consacré aux M&A qui citait plusieurs nominations de femmes promues en fonds d’investissement et en cabinets d’avocats mais, en banques d’affaires, elles n’étaient que trois, et je n’en connaissais aucune. Cela m’a interpellé. Étions-nous peu visibles ou peu présentes ?" Probablement les deux. À la suite de ce constat, elle commence à recenser les femmes de son secteur et en moins d’un an elle en répertorie plus de 150, "de la fondatrice d’une boutique M&A indépendante à la managing director chez Goldman Sachs, et je continue d’en trouver tous les jours", affirme-t-elle.

Modèles inspirants

Celles qui brisent le plafond de verre l’attestent, pour féminiser le M&A, il faut que certaines ouvrent la voie. "Il y a un enjeu de visibilité important dans un secteur pas très fort en communication", souligne Laurence de Rosamel. Parmi les initiatives mises en place par son réseau autour d’un groupe WhatsApp, elles organisent des réunions trimestrielles, à des horaires adaptés, participent à des émissions TV, et se recommandent entre elles. "Parfois, les femmes hésitent à se mettre en avant, mais grâce au réseau, les notoriétés s’auto-alimentent, c’est ultra-puissant! Un mode d’organisation, qui existe depuis toujours entre les équipes masculines, qui, du fait de leur nombre bénéficient des forces de leurs réseaux pairs".

Un enjeu de filière mais aussi d’un sujet d’inclusion qui va au-delà du M&A

Leadership inclusif: un enjeu de filière

Pourtant les effectifs, notamment seniors, sont encore trop peu féminisés. En particulier dans les banques d’affaires qui opèrent en large-cap, souvent les plus en vue, au sein desquelles les équipes de direction comptent rarement plus de 10 % de femmes. Pour Laurence de Rosamel, il s’agit d’un enjeu de filière mais aussi d’un sujet d’inclusion qui va au-delà du M&A: "Il faut mettre en place un leadership inclusif en banque d’affaires comme dans le monde de l’entreprise en général, pour montrer aux femmes et aux jeunes qu’il est possible d’avoir des horaires corrects, de trouver un équilibre de vie, d’évoluer professionnellement et de respecter ses valeurs". En plus de la question des femmes, le secteur tendrait à devenir moins attractif pour la jeune génération, plus exigeante. Un modèle à revoir pour garder dans ses rangs celles qui brisent les plafonds de verre et susciter de nouvelles vocations.

 

Céline Toni