Si les fonds de private equity ont été récemment plus discrets dans les opérations de M&A, les groupes corporate qui bénéficient de solides capacités de financement se sont progressivement imposés dans les deals en France comme à l’étranger. De la multiplication des carveout en passant par l’intégration du management, cette configuration de marché implique de nouvelles problématiques. Franck Sekri et Pierre-Emmanuel Chevalier, associés de l’équipe M&A au sein du cabinet Sekri Valentin Zerrouk, reviennent sur cette tendance de fond.
Franck Sekri (Sekri Valentin Zerrouk) : "Les industriels n’ont plus peur d’aller chercher des parts de marché à l’étranger"
DÉCIDEURS. Le marché vit un retour des acteurs industriels dans les opérations de M&A, dans quelle mesure cette tendance est-elle visible à l’international?
Franck Sekri. Nombre de nos clients industriels développent des stratégies de croissance à l’étranger. Pour consolider leurs bases, ils réalisent des acquisitions en Europe ou aux États-Unis, et font appel à nous à la fois pour les assister dans la négociation, trouver des conseils au niveau local ou encore coordonner l’opération. À titre d’exemple, le groupe IN (ex-Imprimerie nationale), qui propose des services numériques sécurisés intégrant électronique, optique et biométrie, a récemment réalisé plusieurs acquisitions au Danemark, en Allemagne et en Italie. Un de nos clients historiques, le groupe coté SPIE, a également réalisé des opérations significatives hors des frontières. Ces industriels, qui bénéficient de financements robustes, n’ont plus peur d’aller chercher des parts de marché à l’étranger, tout en se renforçant sur leur marché local. Cette tendance, si elle n’est pas nouvelle, s’affirme de façon significative ces dernières années.
"Le déploiement de stratégies d’acquisitions à l’international de la part de groupes français montre que nos entreprises en sont aujourd’hui capables" : Franck Sekri
Un bon signal quant au rayonnement des groupes industriels français alors qu’on entend beaucoup parler de leurs difficultés…
F. S. Ce mouvement de la part des groupes nationaux contribue au déploiement des entreprises françaises à l’étranger, ce qui est une bonne chose. Auparavant la recherche de parts de marché à l’étranger, était davantage un réflexe anglo-saxon, le déploiement de stratégies d’acquisitions à l’international de la part de groupes français montre que nos entreprises en sont aujourd’hui capables.
À l’inverse, que constatez-vous concernant les opérations de groupes étrangers sur le marché français ?
F. S. Dans le sens inverse, nous observons également beaucoup d’opérations de la part d’acteurs étrangers, notamment américains, sur des entreprises françaises. Le dernier exemple en date, avec le rachat de Sanofi par CD&R pour plus de 15 milliards de dollars, l’illustre bien. L’activité en provenance des États-Unis s’explique aussi, d’une part par la moindre pression concurrentielle en Europe, et par le renforcement significatif de l’économie américaine. Nous avons accompagné de nombreux clients, des groupes ou des entrepreneurs américains, qui ont des projets d’investissement en France.
Parmi les opérations à l’initiative de groupes industriels vous constatez une multiplication de carve-out, comment cela se manifeste-t-il ?
F. S. Le marché est en phase d’ajustement. À cette occasion, certains groupes industriels, ou des sociétés sous LBO se séparent d’une partie de leurs activités, notamment pour faire remonter du cash rapidement. Ces opérations sont complexes, car il faut traiter des aspects opérationnels, juridiques, fiscaux et sociaux. Les préoccupations des clients, notamment concernant les aspects sociaux et la propriété intellectuelle, sont accrues lors de carve-out.
"Le TSA est la clé du succès d’une opération de carve-out" : Pierre-Emmanuel Chevalier
Pierre-Emmanuel Chevalier. En plus d’une documentation classique, il convient dans un carve-out, de négocier un Transition Service Agreement, qui implique que le cédant continue à assurer certains services de l’activité le temps que tout se mette en place. Une période qui peut aller de dix-huit mois à deux ans. Dans un TSA, nous listons tout ce qu’il faut faire pour que l’opération soit un succès: cela va des transferts de données, des personnels, de la mise en place de l’IT, à l’accord des cocontractants… Transférer ces éléments peut prendre plus de temps mais le TSA est la clé du succès d’une opération de carve-out. Si des problématiques ne sont pas anticipées et qu’on ne laisse pas le temps nécessaire à la transaction de se mettre en place, l’opération peut coûter davantage, voire se solder par un échec.
Comment se déroule l’intégration des managers ou des fondateurs de la cible dans le cas d’opérations impliquant des corporate ? Quelles différences constatez-vous par rapport aux opérations à l’initiative des fonds ?
F. S. Les acquéreurs industriels ont moins l’habitude et moins d’outils pour proposer l’équivalent de management packages à l’image de ce que proposaient traditionnellement les fonds de private equity. Or, les acteurs industriels sont de plus en plus présents dans les opérations. Cela se répercute sur les problématiques d’intégration. Il existe certes des mécanismes de plans de rétention, des actions gratuites, ou autres, mais ces mécanismes sont moins normés que dans des fonds. Ce qui pose le problème de la place accordée aux fondateurs d’une cible au sein de l’industriel acquéreur.
P.-E. C. Devenir salarié d’un groupe alors que vous avez été à la tête d’un projet entrepreneurial n’est pas facile pour les fondateurs ou les managers. Il faut donc trouver des solutions et ce, à un horizon qui convienne à tout le monde. La question se pose pour les fondateurs, mais aussi et surtout pour les n-1 et n-2. Il existe pourtant des avantages au sein du groupe qu’on ne trouverait pas en cas d’intégration à un fonds de private equity, notamment en matière de salaires, primes, ou encore stock-options, si la société est cotée. Il est également essentiel pour le groupe de trouver un projet industriel qui motive le management de la cible et mettre l’accent sur les moyens de développement de l’entreprise en cas d’intégration dans un groupe. Ce type d’opération est, certes, synonyme d’un changement de culture mais on peut l’anticiper.
On prévoit un retour des fonds de private equity dans les opérations de M&A pour 2025, avec les échéances de la vague de LBO de 2021, pensez-vous que cela signera le recul des corporate dans les opérations ?
P.-E. C. Beaucoup de sociétés vont devoir organiser leur sortie ou se refinancer à partir de 2025. Soit, elles continueront avec un fonds soit, elles testeront le marché avec un industriel. Le fait qu’il y ait beaucoup de cibles sur le marché n’a pas vocation à réduire la part prise par les industriels, même si la concurrence s’accroît. Dans tous les cas, je ne pense pas que l’on retrouve un marché équivalent à celui que l’on a connu en 2021 et 2022.
La multiplication des facteurs géopolitiques est-elle de nature à influencer durablement le marché du M&A?
F. S. La portée de la politique américaine est susceptible d’avoir des conséquences fortes en Europe, notamment en cas d’augmentation importante des droits de douane. Il est à craindre que les mois qui viennent soient plus difficiles sur le plan économique en Europe, et ce, notamment face à une Amérique très dominante sur le plan économique et géopolitique.
P.-E. C. S’il y a bien un élément de crispation du marché M&A aujourd’hui, il s’agit sans aucun doute du contexte géopolitique. Élections, conflits… Le monde a changé, ce qui peut influencer directement les financements et donc le fonctionnement des opérations de fusions-acquisitions. À date, personne ne peut encore dire ce qu’il va advenir.
Propos recueillis par Céline Toni