Derrière la question du contentieux des brevets se cache le risque d’abus de position dominante.
La guerre des brevets retient l’attention depuis plusieurs années. Derrière les questions relatives aux nouvelles technologies et à leur protection se cache un autre débat : celui du risque d’abus de position dominante par les entreprises possédant des brevets essentiels liés à une norme (BEN). L’entrée en scène de la Commission européenne va pourtant donner une nouvelle vigueur à ce problème.

1. Un conflit peut en cacher un autre
La guerre des brevets atteint une intensité fort heureusement oubliée dans les véritables guerres. Il est rare qu’une semaine s’écoule sans qu’un nouveau front ne s’ouvre, sans qu’une décision de justice ne remette en cause les équilibres en présence, sans qu’une annulation de brevet ne réduise à néant des mois de lutte acharnée. Dernier renversement spectaculaire en date, l’annulation le 1er mars 2013 de près de la moitié de l’amende d’un milliard de dollars infligée à Samsung au cours du litige l’opposant à Apple devant les juridictions californiennes. Derrière ce conflit très médiatique couve une nouvelle poudrière prête à s’embraser : le contrôle des pratiques restrictives de concurrence. L’affrontement autour des brevets, sous prétexte de protection de l’innovation, cache une réalité plus prosaïque : une lutte économique et commerciale des plus classiques entres des acteurs se partageant un marché. Ce phénomène est en soi normal, les oligopoles sont instables et tendent à tourner au cartel ou à l’affrontement. Le problème ne vient donc pas de l’objectif poursuivi, mais des moyens déployés.

2. Le brevet, racine du mal
Les oligopoles tournant à l’affrontement tombent généralement dans une guerre des prix. Le marché des fournisseurs d’accès à la téléphonie mobile et à Internet en est un bon exemple. Cependant, une guerre des prix présente un aléa important et un risque considérable pour les marges de l’entreprise. Aussi les stratèges corporate ont-ils trouvé un nouvel outil, moins risqué et plus efficace, pour évincer leurs adversaires : le brevet. Une simple injonction délivrée à Rotterdam et l’on peut bloquer l’accès d’un produit concurrent à tout le marché européen tandis que le sien continue à se diffuser et à conquérir des parts de marché. Le brevet est donc entré officiellement dans l’arsenal commercial au rang d’arme de destruction massive. La combine semble parfaite, d’autant plus que les procédures de lutte contre la contrefaçon, créées dans une toute autre optique, peuvent s’avérer particulièrement expéditives. Mais le diable se cache dans les détails et un vers empoisonné loge dans ce fruit juteux qu’est le contentieux des brevets : l’abus de position dominante. Un brevet est au final un monopole légal. Détenir un brevet sur une technologie essentielle à un marché permet virtuellement à son détenteur d’imposer sa volonté à ses concurrents, y compris au détriment du consommateur.

3. De Charybde en Scylla
Parmi les géants impliqués dans la guerre des brevets, deux sont déjà sous le feu de la Direction générale de la concurrence : Samsung, actuel leader mondial du marché des smartphones, et derrière lui son partenaire, la firme américaine Google, leader mondial de la recherche Internet et créateur du système d’exploitation Android. La répression des pratiques restrictives de concurrence exercée par la Commission est un rouleau compresseur dont les cibles sortent rarement indemnes. Une très mauvaise nouvelle pour la firme coréenne dont la stratégie contentieuse lui a valu quelques sévères déconvenues, notamment aux États-Unis. Tout commence fin janvier 2012, lorsqu’en plein milieux du conflit mondial entre Apple et Samsung, Bruxelles décide d’ouvrir une enquête sur d’éventuelles pratiques abusives relatives à l’utilisation de droits de brevets essentiels liés à une norme (BEN) de téléphonie mobile. En l’espèce, Samsung cherchait à obtenir une injonction contre Apple pour contrefaçon d’un brevet lié à la norme 3G/UMTS. Onze mois plus tard cette enquête a débouché sur une communication des griefs adressée par la Commission à Samsung. Selon elle, « si le recours à l’injonction est possible en cas de violation des brevets, une telle pratique peut être abusive en ce qui concerne les BEN et lorsque le licencié potentiel est disposé à négocier une licence à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires (Fair, Reasonable and Non-Discriminatory - Frand)». Or Samsung s’était précisément engagé à délivrer des licences Frand.

4. De l’art d’infliger des sanctions
La procédure pour abus de position dominante devant les juridictions européennes a été à plusieurs reprises médiatisée par les mésaventures de Microsoft qui, s’attirant les foudres de la Commission, aura payé en dix ans près de 2,2 milliards d’euros de sanction. On pourrait douter de l’efficacité de cette arme financière. La condamnation de Samsung en 2012 par les juridictions californiennes à verser une amende de plus d’un milliard de dollars n’a guère infléchi la stratégie du géant asiatique aux 220,1 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2011. Cependant, il convient de rappeler que les sanctions en droit de la concurrence peuvent atteindre des montants tout autres : jusqu'à 10 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise. Sanctions que l’on peut multiplier par le nombre de condamnations et auxquelles il faut ajouter des astreintes pouvant être plus dissuasives que les amendes elle mêmes. Ce serait également oublier que les autorités de concurrence disposent de moyens variés et bien plus redoutables que les seules sanctions financières. Disposition injustement méconnue, l’article 7 du règlement (CE) n°1/2003 du 16 décembre 2002 ouvre aux autorités de l’Union une possibilité des plus intéressantes : lorsqu’elle constate l’existence d’une pratique anticoncurrentielle, la Commission peut imposer aux entreprises coupables « toute mesure corrective de nature structurelle ou comportementale, qui soit proportionnée à l'infraction commise et nécessaire pour faire cesser effectivement l'infraction. ». Les mesures structurelles incluent les cessions d’actifs. Les brevets sont des actifs. La suite du raisonnement ne demande que très peu d’imagination.

5. Fin de partie ?
Est-ce à dire que la Commission tient entre ses mains l’arme capable d’assurer l’équilibre de la terreur pouvant mettre fin à la guerre des brevets ? Rien n’est moins sûr. D’aucuns avancent que les procédures de sanction des pratiques anticoncurrentielles, longues et lourdes, seraient peu adaptées au marché des nouvelles technologies, caractérisé par son évolution rapide, presque frénétique. L’argument ne convainc pas : Bruxelles à la mémoire longue et ne laisse pas une proie lui échapper si facilement. Pour les belligérants, l’espoir viendrait plutôt d’une Commission qui agite souvent le spectre de sanctions massives mais en use avec une certaine parcimonie et ne réclame jamais le quantum de peine maximal. L’exemple des nouvelles amendes infligées à Microsoft en dit long sur ce point : elles représentent à peine un dixième de ce à quoi le géant américains aurait pu être condamné. Quant aux mesures correctives comportementales ou structurelles, elles restent rares, au point d’être anecdotique pour ces dernières. Le risque de cession forcée de brevet existe donc bien mais reste extrêmement improbable. Au final, si les Autorités européennes ont les outils pour mettre fin à la guerre, on peut douter de leur volonté d’en user pleinement. Il n’en reste pas moins que l’ouverture d’un front en droit de la concurrence va définitivement altérer la stratégie des différent acteurs, comme en témoigne le retrait par Samsung de sa procédure d’injonction contre les produits d’Apple devant les juridictions allemandes, ne maintenant que les demandes de dommages et intérêts.

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