Spécialiste de la vision à long terme autant que du passé lointain, Geneviève Bouché, futurologue, s’emploie à identifier les tendances et « trajectoires » qui donnent un sens à l’Histoire. Son rôle ? Tirer de cette vision globale les éléments de compréhension nécessaires pour penser l’avenir de nos sociétés. Éclairant et nécessaire.

Décideurs. La futurologie est une discipline relativement méconnue. En quoi consiste-t-elle ?

Geneviève Bouché. Là où les prévisionnistes travaillent à trois ans sur des chiffres et les prospectivistes à dix ans sur des scénarios, les futurologues travaillent à 30, 50 ou 100 ans sur les grands mouvements de bascule de l’Histoire. Le fait de s’inscrire dans le temps long est essentiel pour s’affranchir de « la petite histoire », des soubresauts qui font l’actualité mais ne peuvent constituer une tendance lourde dans la durée. C’est le cas de Daesh qui dispose d’une capacité d’action indéniable mais reste trop minoritaire pour durer. Pour autant, la futurologie s’intéresse aux causes de son émergence car le fait de savoir d’où viennent les choses est essentiel pour comprendre où elles vont. C’est pourquoi nous travaillons sur le passé lointain. Aujourd’hui on n’y prête pas suffisamment attention, d’où notre désarroi total face à la situation actuelle.

 

Décideurs. Quelles sont les débouchés de vos travaux ?

G.B. En identifiant les grandes tendances de l’évolution des sociétés et en se penchant sur le sens de l’Histoire au sens large, le futurologue fournit des éléments de compréhension essentiels à l’élaboration de stratégies à long terme, ce qui intéresse toute personne ou organisation emmenée à intervenir sur un destin collectif. Exemple : les États. La Chine et les États-Unis, notamment, font de la futurologie à très haut niveau alors que l’Europe commence à peine à s’y intéresser. C’est problématique car sans vision à long terme on ne peut bâtir aucune politique durable, que celle-ci soit économique, industrielle ou financière, et l’on devient, de fait, manipulable. Le rôle du futurologue consiste à montrer que les choses s’inscrivent dans une trajectoire ; qu’il existe une continuité entre événements du passé et actualité. Cela permet de penser l’avenir.  

 

Décideurs. Quel regard portez-vous sur l’état actuel de notre société ?

G.B. Ce que nous vivons actuellement n’est pas une crise. C’est un changement de civilisation. Les sources d’énergie, les modes de communication et tous les sujets vitaux de la société sont remis en cause et pourtant, nous abordons cette mutation avec des logiques du passé. Ainsi, l’architecture de nos sociétés reste très pyramidale alors que le changement de paradigme requiert une forme d’organisation « organique » impliquant que chacun – individus, institutions, entreprises… – travaille en symbiose de manière à servir un projet de vie collectif. De même, nos modèles actuels reposent essentiellement sur les activités productives qui créent de la valeur à court terme alors que, de plus en plus, la compétitivité des pays se jouera sur les activités contributives (éducation, spiritualité, innovation, associatif…) qui se construisent sur le long terme et créent du sens.  

 

Décideurs. Comment gérer une telle mutation et aborder les changements qu’elle impose ?  

G.B. Les générations montantes sont déjà dans cette civilisation du partage. Ce sont elles qui vont emmener le système à s’adapter durablement de manière à redessiner le pacte socio-économique. Celui que nous connaissons – et qui consiste encore à créer le maximum de richesse pour quelques-uns en gérant la pauvreté générée au passage – n’est pas tenable. C’est pourquoi notre civilisation doit évoluer vers un environnement contributif. C’est le sens de notre histoire. On ne peut aller contre, pas plus qu’on ne peut aborder ces mutations avec des mécanismes périmés. Tout l’enjeu pour notre civilisation consiste aujourd’hui à gérer ce changement dans la continuité. 

 

Caroline Castets

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