Pour Laurent Alexandre, auteur des « Robots font-ils l’amour ? », l’intelligence artificielle provoquera une onde de choc sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Face à cette révolution, les autorités semblent démunies et le transhumanisme apparaît comme l’unique solution.

Décideurs. Où en est actuellement l’intelligence artificielle (IA) ?

Laurent Alexandre. Elle est « faible », c’est-à-dire qu’elle n’a pas de conscience. Elle est également limitée dans sa capacité d’analyse car, si elle a beaucoup de mémoire, elle n’arrive pas encore à faire tous les liens entre les différentes informations. Au contraire de notre cerveau qui est plus lent mais qui est transversal. C’est pour cette raison que l’IA ne passe toujours pas le test du Turing. Au bout d’un moment, la machine n’arrive pas à comprendre une blague ou un jeu de mots relié au début de la conversation. Mais là où le bât blesse, c’est que, même comme cela, elle est capable de faire mieux que nous, êtres humains, et d’apprendre. L’IA est bête mais elle est plus efficace que nous. Il y a de cela quelques années, on pensait, à tort, qu’il faudrait une IA « forte », dotée de conscience, pour pourvoir conduire une voiture ou analyser des données médicales.

 

Cette IA forte est-elle possible ?

Si rien n’est fait pour contrôler les recherches, oui. La véritable question est donc de savoir quand. Nous sommes entrés dans une phase où la technologie évolue de façon exponentielle. Certains estiment qu’elle verra le jour en 2035, d’autres en 2080. Cela ne fait que quarante-cinq ans d’écart… Même à l’échelle d’une vie humaine ce n’est pas grand-chose… Nous vivons un changement de paradigme. Les premières révolutions industrielles ont remis en cause notre force physique, l’IA ébranle nos capacités neuronales. Et contrairement aux précédentes révolutions, celle-ci sera beaucoup plus rapide. Les frottements seront donc plus importants. L’État providence devra jouer un rôle central dans la protection et la formation.

 

Comment l’homme peut-il s’adapter à ces évolutions ?

Il y a pour moi deux scénarios possibles. Le premier est que nous acceptions qu’une partie de la population arrête de travailler. Il faudrait alors instaurer un revenu universel pour les bas QI qui ne seront pas en mesure d’interagir avec l’IA : c’est, pour moi, un inacceptable abandon ! Le deuxième scénario, qui reste inquiétant, consiste à se dire qu’il faut augmenter le QI des êtres humains pour qu’ils soient capables de rivaliser avec l’IA. Cela est possible en modifiant le génome ou en boostant nos capacités de réflexion grâce à des implants électroniques dans notre cerveau. C’est cette dernière piste que privilégie Elon Musk en investissant dans Neuralink, sa nouvelle start-up.

 

« Nous devons garder notre humanité biologique »

 

Que se passerait-il si nous n’étions plus en mesure de travailler avec des intelligences artificielles ?

Nous devrions opter pour le deuxième scénario. Mais je suis inquiet des conséquences de cette idée. Je pense que nous devons garder notre humanité biologique. Je suis par exemple opposé à l’installation d’implants pour augmenter nos capacités physiques ou intellectuelles. Malheureusement, tout le monde ne pensera pas comme cela. Pour caricaturer, il y aurait deux possibilités dans un monde avec une intelligence forte : une version « Mad max » où les machines prennent le contrôle et une version « Star Trek » où l’être humain réussit à dompter l’IA pour créer un monde post-capitalistique. Pour que ce dernier scénario soit réalisable, il faudrait forcément que nous acceptions de modifier nos capacités par le transhumanisme.

 

La réglementation ne pourrait-elle pas être une solution pour brider l’IA ?

Malheureusement non. Il serait impossible d’arriver à un consensus international et à sa mise en place. D’ailleurs, sans le savoir, les institutions européennes font le jeu des géants américains en imposant ici des réglementations trop contraignantes. En refusant la constitution de bases de données géantes, les Cnil européennes empêchent l’émergence de leaders locaux. De plus, les entreprises qui investissent massivement dans le transhumanisme n’auront pas peur de faire du chantage économique et technologique vis-à-vis des États. Et c’est cela qui est dangereux. Le sort de l’humanité est en train d’être déterminé par une dizaine de personnes basées dans la Silicon Valley ou en Chine. L’Europe a totalement raté cette révolution.

 

Les États n’ont-ils tout de même pas leur mot à dire ?

Si, mais ils ne seront pas écoutés. Les États, sous leur forme actuelle, sont dépassés. Le système politique actuel a un rythme de décision trop long. Le temps qu’une loi soit votée, les technologies auront déjà émergé. De plus, il est clair que les grands groupes de la Silicon Valley ont pour volonté de s’affranchir de tout contrôle étatique comme le montre les projets de création d’île-État indépendant de Peter Thiel, de colonisation de Mars par Elon Musk ou de la Lune par Jeff Bezos.

 

« Les Gafa forment le Vatican du XXIe siècle »

 

Selon vous, ce sont donc les entreprises américaines qui détiennent les clés de notre futur ?

Oui, complétement. Et il ne faut pas oublier leurs homologues chinois qui ont comme avantage d’avoir des relations étroites avec leur gouvernement. Les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) forment le Vatican du XXIe siècle : ils n’ont pas de territoire mais ce sont eux qui détiennent le pouvoir. Sans exagération, ce sont nos maîtres. Nous sommes complétement dépendants de leurs technologies. Et elles se servent de cela pour contrôler nos informations. Or, les données sont capitales pour bâtir une IA. Cela touche aussi à notre pouvoir de décision. Les soupçons de manipulation sur les réseaux sociaux lors des élections américaines en sont le parfait exemple. Et si les implants prônés par Musk voient le jour, qui sait vraiment ce qu’ils pourront faire avec nos cerveaux.

 

Vous avez évoqué la possibilité de modifier le génome pour augmenter le QI. Où en sont actuellement les recherches ?

Elles ne font que commencer. Jusqu’à maintenant, la recherche se concentrait sur les QI faibles. Par exemple, pour la trisomie, on a très vite repéré l’anomalie génétique responsable. Cela fait peu de temps que l’on essaie de comprendre les caractéristiques génétiques favorisant les capacités intellectuelles élevées. Mais cela est plus compliqué que pour les personnes à faible QI. Car pour ces dernières, cela vient en général d’une variation génétique unique. En revanche, les QI élevés résultent d’une association de variants génétiques qui interagissent avec l’environnement intellectuel.

 

Propos recueillis par Vincent Paes

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