Si la crise sanitaire a démontré l’agilité du système de santé, elle a également révélé au grand jour les inégalités en matière d’accès aux soins. Titulaire de la chaire de Santé publique au Collège de France, le Professeur Didier Fassin revient sur le rapport de notre société à la santé et à la mort.

Décideurs. Pouvez-vous nous expliquer l’origine et le but de vos travaux dans le domaine de la santé publique au Collège de France ?  

Didier Fassin. C’est en tant que médecin que j’ai travaillé en Tunisie, dans le domaine de la santé publique, un secteur où j’ai enseigné par la suite, en France. Puis, une fois devenu anthropologue, j’ai pris cette activité comme objet de recherche, notamment autour du saturnisme infantile en France, de la mortalité maternelle en Équateur et du sida en Afrique du Sud. Ce sont ces divers travaux que j’ai voulu mettre en résonnance dans mon cours au Collège de France en mobilisant les sciences sociales afin d’offrir une autre perspective sur le sujet. 

Vous avez organisé un colloque sur le sujet "Vies invisibles, morts indicibles". Qu’a révélé la crise sanitaire sur le rapport qu’entretient notre société avec la mort ?  

Plus que le rapport à la mort, la réponse à la pandémie souligne la relation des sociétés contemporaines à la vie. L’interruption de l’activité économique avec ses conséquences sociales, la proclamation de l’état d’urgence avec ses restrictions de droits et de libertés, et les moyens presque illimités mis en œuvre n’ont pour justification que la protection de la vie humaine. Celle-ci est devenue le bien suprême auquel on est prêt à tout sacrifier. C’est un fait récent de notre histoire. Pourtant, il apparaît concrètement que toutes les vies n’ont pas la même valeur. 

Justement, vous avez longuement travaillé sur l’inégalité des vies. Qu’a révélé la crise de la covid-19 sur ce point ?  

Pour la première fois, nous avons reconnu que des inégalités existaient en matière de santé en découvrant que les milieux populaires et les minorités ethnoraciales étaient davantage exposés au virus, avaient plus de risques d’être hospitalisés et présentaient une probabilité plus élevée de mourir. Ces disparités touchaient notamment les familles vivant dans des grands ensembles, les personnes exerçant des métiers de première nécessité, mais aussi les prisonniers et les étrangers retenus dont on n’a guère entendu parler.  

“Pour la première fois, nous avons reconnu que des inégalités existaient en matière de santé”

Quels sont d’après-vous les grands enjeux de santé publique auxquels la France doit faire face ?  

L’inégalité devant la vie est le premier défi, alors que dans notre pays les 5% les plus riches ont 13 ans de plus à vivre en moyenne que les 5% les plus pauvres ; ce qui devrait constituer le scandale le plus insupportable de notre société mais que pourtant nous tolérons en le rendant invisible. L’autre défi est de développer une pensée de santé publique. Elle a cruellement manqué lors de cette pandémie tant en termes d’impréparation qu’en termes d’impéritie. Penser comme des médecins, des biologistes ou des mathématiciens ne suffit pas pour faire face aux crises sanitaires à venir, à commencer par celle qui concerne le dérèglement climatique.

Quels sont vos projets de recherche et d’écrits pour les prochains mois ?  

Depuis trois ans, je mène une enquête sur la frontière franco-italienne par laquelle passent des individus et des familles exilés, fuyant la violence et la pauvreté dans leur pays en Afrique subsaharienne et au Moyen-Orient. Ils tentent après un périple très dangereux, parfois plusieurs années durant, de franchir les Alpes. Ils en sont empêchés par des forces de l’ordre de plus en plus nombreuses et menaçantes, mais sont également assistés par des habitants et des organisations solidaires. La rencontre, dans cet espace hostile, de ces trois types d’acteurs me semble révélatrice des enjeux majeurs auxquels auront à faire face nos sociétés.  

  Propos recueillis par Laura Breut 

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