À la tête de la DSI d’Enedis depuis 2017, Jean-Claude Laroche est, depuis le 13 octobre 2021, le nouveau président du Cigref, un réseau composé de 150 grandes entreprises et administrations publiques françaises qui se donnent pour mission de réussir leur transformation numérique. Il revient sur les grands enjeux du numérique en France et la position du Cigref vis-à-vis du "cloud de confiance".

Décideurs. La crise sanitaire a largement boosté la transformation digitale des entreprises. Quel est votre regard sur la situation actuelle ? 

Jean-Claude Laroche. Le Cigref est très actif sur cette question depuis le début du premier confinement pour accompagner ses entreprises membres. La situation diffère bien évidemment selon les secteurs d’activité. Certains, comme la santé, la distribution ou encore le e-commerce ont rencontré un surcroît d’activité. Chez Enedis également, nous avons fait face à une forte activité avec notamment des demandes soutenues de raccordement au réseau de distribution dans le cadre de la transition écologique.  

"La crise a entraîné une sur-sollicitation des directions informatiques"

Dans tous les secteurs en croissance, très sollicités depuis 2020, l’informatique constitue un enjeu majeur, car on lui demande de fonctionner dans toutes les configurations, avec des utilisateurs présents sur leur lieu de travail ou en télétravail. Pour les activités en crise, et notamment dans les entreprises de transport, si elles ont beaucoup souffert, les problématiques numériques n’ont pour autant pas disparu. Bien au contraire ! Certaines sociétés en ont profité pour mener des projets informatiques afin de préparer la reprise. D’autres ont, par ailleurs, entrepris des chantiers pour réduire leur structure de coûts impliquant notamment une accélération de la migration des infrastructures vers le cloud. D’une manière générale, la crise a entraîné une sur-sollicitation des directions informatiques. 

Où en est ce virage vers le cloud en France ? 

On observe une augmentation du déclenchement des projets de "cloudification". Mais l’accès au cloud pour une infrastructure ne se fait pas du jour au lendemain. Ces projets s’étalent sur plusieurs années et nécessitent la mise en place d’une équipe d’experts et des solutions spécifiques, notamment pour se raccorder au réseau Internet dans des conditions convenables. 

Par ailleurs, nous sommes confrontés à une problématique liée à l’offre industrielle dans le domaine du cloud, problématique qui s’est accentuée pour les entreprises ayant une activité sensible. Le Cigref est très mobilisé sur ce sujet et milite pour qu’une offre de "cloud de confiance", qui n’existe pas encore en France mais qui émerge, en particulier grâce à la politique en matière de cloud de l’État. 2021 doit donc être l’année du « cloud de confiance » sur notre territoire. 

Quelle est votre définition d’un "cloud de confiance" ? 

Par "cloud de confiance", nous entendons un cloud dans lequel nous aurions un bon niveau de cybersécurité et une relation de confiance avec les prestataires de cloud car les grandes entreprises et administrations françaises s'adressent généralement à des géants du numérique avec lesquels il n'est pas toujours aisé de négocier. La relation contractuelle est donc déséquilibrée. Nous militons enfin pour que ce cloud de confiance soit protégé de l’extraterritorialité du droit d’un certain nombre d’états extra-européens, afin de ne pas être soumis à une puissance externe. 

Militez-vous pour un "cloud souverain" ? 

Nous n’employons pas le terme de "souverain" qui laisserait entendre que nous ne souhaitons pas travailler avec des fournisseurs de cloud non européens ou américains, ce qui n’est pas le cas. Chez Enedis par exemple, nous équipons nos datas centers de composants parfois conçus ou fabriqués aux États-Unis ou en Israël. Ainsi nous ne parlons pas de souveraineté mais bien de confiance pour être certains que les données et les traitements hébergées sont bien protégées. C’est la principale priorité des membres du Cigref. 

Quelles sont les autres priorités des membres du Cigref ? 

Se lancer dans un projet numérique ne doit avoir qu’un seul but : créer de la valeur, soit pour les utilisateurs, soit pour les entités, qu’elles soient publiques ou privées, pour les aider à créer de nouveaux produits ou services, augmenter leurs parts de marché et leur chiffre d’affaires ou encore diminuer leurs coûts. Le numérique doit avoir un impact positif sur les modes de vie, qu’ils soient personnels ou professionnels. Pour le Cigref, cette notion de valeur est centrale et fait l’objet de groupes de travail. 

"Même si le secteur IT n’est pas le plus émetteur de gaz à effet de serre, nous devons imaginer de nouvelles manières de repenser la sélection de nos investissements IT"

La période actuelle a fait naître de nouvelles priorités dont l’importance monte au sein des entreprises. C’est le cas de la sobriété numérique. Même si le secteur IT n’est pas, en termes de CO2, le plus émetteur de gaz à effet de serre, nous devons imaginer de nouvelles manières de repenser la sélection de nos investissements IT notamment, ou encore ce que nous attendons de nos prestataires. 

Le 5 octobre dernier, à la suite du lancement de la nouvelle version du système d’exploitation Windows 11 par Microsoft, nos quatre associations, Beltug, Cigref, CIO Platform Nederland et VOICE ont décidé de profiter de cette occasion pour appeler l’éditeur à mettre en cohérence son discours public et la réalité de sa politique commerciale. Cette nouvelle version est, selon nous, incohérente avec les discours de Microsoft qui communique largement sur ses engagements en matière de sustainability. En raison de sa position de leader du marché des produits et services numériques aux entreprises, nos associations attendent de Microsoft un comportement exemplaire en matière d’empreinte environnementale et de sécurité.  

Comment faire progresser en France cette notion d’"informatique responsable" ?  

Il faut trois ingrédients : une prise de conscience des grands utilisateurs que nous représentons au Cigref, une évolution de la réglementation qui ne pénalise pas les entités françaises et européennes et des réponses industrielles compréhensibles et à la hauteur des enjeux. 

Autre sujet prioritaire, celui de la pénurie de compétences IT. Qu’en est-il chez Enedis et quel est l’état de la situation ? 

Chez Enedis, nous n’avons pas trop souffert de ce problème car nous sommes, en tant que service public, porteurs d’une aventure industrielle d’une part, et positionnés au cœur de la transition écologique, d’autre part. Les jeunes qui entrent chez nous voient à la fois la possibilité d’un parcours de carrière et une entreprise porteuse de sens, disposant d’un projet industriel et humain. 

Dans d’autres secteurs d’activité, c’est en revanche beaucoup plus compliqué et de nombreuses entreprises peinent aujourd’hui à recruter. Selon Numeum [ex-Syntec Numérique, Ndlr], il y aurait aujourd’hui 235 000 postes à pourvoir d’ici à 2025 dans le numérique. Par ailleurs, et selon la Commission européenne, il manque au global 800 000 compétences numériques pour assurer la croissance de l’Union européenne. 

Que faudrait-il faire, selon vous, pour inverser la tendance ? 

Nous devons conjuguer nos efforts en lien avec les organismes de formation et l’Éducation nationale pour que les jeunes soient formés très tôt aux métiers du numérique. Il faut donner envie aux jeunes et, en particulier, aux jeunes filles, car elles ne représentent que 13% des élèves de terminale dans la spécialité NSI (numérique et sciences informatiques) contre 80% dans les filières humanité, littérature et philosophie. Nous avons donc en France un biais culturel très fort qui repose sur cette idée que l’informatique n’est pas une filière pour les femmes. Ce n’est plus possible car cette filière concentre la majorité des métiers d’avenir ! 

Propos recueillis par Anne-Sophie David

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