Le secteur de la sécurité et de la défense est souvent considéré comme incompatible avec les critères ESG par les investisseurs européens. Une perception qui tend à freiner l’investissement dans le secteur à l’heure ou l’actualité géopolitique européenne devrait l’encourager.

Qui veut la paix prépare la guerre. Si l’on en croit l’antique adage latin, au regard du manque d’investisseurs européens dans la défense, ces derniers n’investiraient pas dans la paix.

En 2024, une proposition de loi relative au financement des entreprises du secteur de la défense prévoyait de flécher l’épargne des livrets A vers les entreprises de l’industrie de la défense pour répondre aux difficultés de financement qu’elles rencontrent. La proposition a été rejetée. Pourtant, le secteur gagne des gallons. Entre la guerre en Ukraine, l’escalade du conflit au Proche-Orient, et les tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis, les besoins de l’industrie militaire explosent. En France, la production du secteur a augmenté de 10% entre 2022 et 2024 souligne une note de conjoncture publiée par l’Insee en juillet dernier. En parallèle, la loi de programmation militaire nationale prévoit d’augmenter ses dépenses de défense et de passer de 1,9% du PIB à 2%, soit 400 milliards d’euros prévus sur la période 2024-2030. Un engouement pour les entreprises du secteur qui devrait être rassurant et porteur d’opportunités pour des investisseurs aguerris, pourtant encore rares en Europe.

Les États-Unis considèrent que le secteur répond à une stratégie responsable pour des raisons de souveraineté, d’indépendance et de protection de la démocratie.

Retard européen, avance américaine

Si la France tire son épingle du jeu, devenue le 2e exportateur mondial d’armes derrière les États-Unis, globalement le Vieux Continent est à la traîne. En témoignent les 500 milliards d'euros de besoins de financement chiffrés par Ursula von der Leyen nécessaires à la défense de l’Union européenne. Il semblerait que l’Europe tourne le dos à l’industrie de la défense depuis la fin de la guerre froide. Récoltant les " dividendes de la paix ", le Vieux Continent a eu tendance à oublier la guerre. La construction d’un appareil de défense ne s’est faite qu’avec l’OTAN, et les budgets nationaux ont longtemps étés réorientés. En particulier, entre 2009 et 2014 où les dépenses de défense de l’UE ont baissé de près de 12%. Une réticence à investir dans les entreprises du secteur influencée, notamment, par les réglementations ESG qui tendent à ne pas qualifier les investissements dans la défense comme durables. À l’inverse, les États-Unis considèrent que le secteur répond à une stratégie responsable pour des raisons de souveraineté, d’indépendance et de protection de la démocratie. Les acteurs outre atlantique n’ont pas hésité à investir dans des groupes européens phares du secteur, parfois en dépassant les acteurs locaux. La part du capital flottant de Thales, détenu par des investisseurs institutionnels outre atlantique, est ainsi passée de 25% en 2017 à 42% en 2022, aux dépens des investisseurs institutionnels européens qui sont passés de 40% à 28% sur la même période.

Pour maximiser leur note, donc l’attractivité pour les LPS, les fonds capitalisent sur l’impact et les valeurs ESG, évitant de s’exposer à des actifs dans la défense

Taxonomie coupable ?

L’une des raisons à l’origine de l’échaudement des investisseurs européens réside dans la stratégie réglementaire extra financière en Europe. Le développement de la taxonomie verte, proposant une classification des activités économiques pour distinguer celles qui sont durables des autres a fait émerger plusieurs réglementations dont la SFDR conçue pour le secteur financier européen. Les fonds d’investissement se voient classer en fonction de la durabilité de leurs actifs, avec l’obligation de respecter a minima l’article 6 qui fixe un objectif de transparence sur ses risques en matière de durabilité, et, pour les fonds classés articles 8 et 9, l’obligation d’investir dans des actifs ayant des caractéristiques environnementales et sociales ou de poursuivre un objectif d’investissement durable. Ainsi pour maximiser leur note, donc l’attractivité pour les LPS, les fonds capitalisent sur l’impact et les valeurs ESG, évitant de s’exposer à des actifs dans la défense. Plus ils sont classés comme durables, plus ces actifs sont exclus des stratégies d’investissement. Selon une étude Morningstar, en 2024 plus de 80 % des fonds classés article 8 et plus de 90 % de ceux classés article 9 n'avaient aucune exposition dans le secteur de l’industrie des armes dites « controversées Â».

En parallèle, la Banque européenne d’investissement a pendant longtemps strictement encadré l’octroi de financements à des entreprises du secteur de la sécurité et de la défense. Jusqu’en mai 2024, elle limitait l’obtention d’un prêt à un seuil minimal de recettes issues d’usages civils. Ce seuil a été récemment supprimé à la suite de demandes de plusieurs dirigeants européens depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Des assouplissements qui risquent de dégrader la note AAA de la Banque européenne, alors que cette évaluation facilite les conditions d’emprunts sur les marchés. Les agences Moody’s et Morningstar Sustainalytics auraient fait savoir qu’en cas de changement de politique de la BEI en matière de financement de projets à des fins militaires, la note de la banque pourrait être dégradée.

"Un investisseur n’a pas besoin d’exclure l’industrie de la défense pour respecter ses engagements ESG et les réglementations en vigueur " 

ESG, frein fantôme

Pourtant, à bien y regarder, la réglementation européenne ne s’oppose pas aux investissements dans la défense. Les freins que les banques et autres investisseurs s’imposent ne les protègent pas des infractions réglementaires mais davantage d’une mauvaise image portée par l’investissement à des fins militaires. En 2023, un rapport de l’Af2i, Association française des investisseurs institutionnels, le rappelle : "Un investisseur n’a pas besoin d’exclure l’industrie de la défense pour respecter ses engagements ESG et les réglementations en vigueur […] les standards réglementaires et de marché en place (taxonomie verte, NFRD, SFDR) ou en construction (CSRD, taxonomie sociale, obligations vertes) pour l’industrie de l’ESG ne comprennent pas actuellement de mention de l’armement : il n’est pas interdit d’y investir". Néanmoins, c’est autant par soucis éthique et d’image que les investisseurs excluent ce secteur de leurs thèses d’investissement, souvent placé au même rang que le tabac ou l’alcool.

"En définitive, ce n’est pas l’ESG qui est en cause, mais une connaissance limitée secteur et de ce que les entreprises françaises produisent" Lionel Mestre, Weinberg Capital Partners

Méconnaissance du secteur

Un constat partagé par Lionel Mestre, associé de Weinberg Capital et directeur général d’un fonds de LBO, qui investit dans des entreprises françaises du secteur de la sécurité et de la défense : "Notre fonds respecte scrupuleusement les traités et conventions signés par la France et nous n’avons que très peu réduit notre champ d’intervention au-delà ce des interdictions. En définitive, ce n’est pas l’ESG qui est en cause, mais une connaissance limitée secteur et de ce que les entreprises françaises produisent". Une méconnaissance d’un secteur souvent perçu comme public, très encadré, et, à ce titre, dissuasif pour les investisseurs. Un encadrement dont témoigne Laura Chouzy, CFO de Preligens, une start-up qui développe des applications basées sur IA à destination, notamment, de l’industrie militaire : " La sortie de Preligens à l’occasion du rachat par Safran a été un marathon.  Nous avons été valorisés à plus de 220 millions d’euros et un rachat de ce montant, sur un secteur régalien particulièrement encadré comme la défense, est un processus long et complexe". Pourtant l’intérêt de tous les profils d’investisseurs pour le secteur se confirme. La réussite de l’opération de l’industriel Safran sur Preligens en témoigne au même titre que l’engagement de deux groupes bancaires français, Crédit Agricole et BNP Paribas, aux côtés d’autres compagnies d’assurance et de mutuelles dans le fonds de Weinberg Capital Partners dédié à l'industrie de sécurité et de défense.

Label ESG défense

Pour Lionel Mestre, " les investisseurs institutionnels évoluent et s’autorisent progressivement à financer l’industrie de défense. La tendance s’accélère depuis deux ans.". Afin de rassurer les fonds, des acteurs du secteur de la défense et de l’aérospatial ont également demandé la création d’un label ESG défense à l’occasion du dernier Salon du Bourget. L’Af2i, quant à elle, recommande la diffusion aux investisseurs d’une information fiable et de qualité de la part des industriels du secteur, pour garantir le bon financement de l’industrie en Europe. Il serait donc possible d’investir dans la défense tout en étant un investisseur responsable, même cette responsabilité n’incombe pas qu’aux acteur privés, notamment à l’échelle européenne.

 

Céline Toni