À rebours de la pensée marketing actuelle, le P-DG de Système U (magasins U) croit au lien social comme le meilleur outil marketing.
Décideurs. Objets connectés, marketing 2.0, brand content, réseaux sociaux… comment la modernité va-t-elle demain s’incarner ?

Serge Papin.
Le problème c’est de savoir où se trouve la modernité. Pour la poétesse Marina Tsvetaïeva, « la modernité c’est aller contre les neuf dixièmes de son temps ».
En réalité, on est ébloui par une modernité extrêmement simplificatrice, qui nous propose un rapport de servitude à la technologie. Au fond, la vraie modernité ne serait-elle pas d’avoir un bon boucher dans le magasin ? Les gens demandent surtout et avant tout l’incarnation d’un lien. Et c’est cela la modernité.


Décideurs. Vous ne croyez en aucun outil technologique ?

S. P.
Il ne faut bien sûr pas refuser les nouvelles technologies, mais s’en servir pour faire en sorte que nos métiers continuent à s’épanouir. Demain, on nous livrera sans doute des carottes en drone, mais on continuera également d’aller au marché et sur les Amap. Système U regroupe mille cinq cents magasins et soixante-dix mille collaborateurs qui travaillent à rendre les courses dans un magasin plaisantes.
Un foisonnement de technologies nouvelles s’offre à nous. À titre d’exemple, le 11 novembre dernier, jour des célibataires en Chine, le site de commerce Alibaba a généré six milliards d’euros de trafic sur sa plate-forme en vingt-quatre heures. Et ce, sans entrepôt ! Impressionnant…
Pour autant, il ne faut pas être attrape-tout. Le marketing consiste à garder le cap entre ce que nous sommes, c’est-à-dire ce qui forge notre identité, et ce pourquoi nous avons une utilité.


Décideurs. Pourtant, ce sont des outils qui génèrent du trafic et de la production…

S. P.
La première source de fréquentation d’un magasin, c’est la proximité avec l’humain. On parle beaucoup d’Internet qui va tout remplacer, mais cette année les jouets de Noël se vendent davantage en magasins que sur la Toile. Et le nombre de prospectus papier augmente encore. Cette course effrénée aux nouvelles technologies révèle un monde d’addiction, plus que d’addition et elle encourage les erreurs.
Pour prendre un autre exemple, je ne suis pas bien sûr de l’avenir des soldeurs en ligne, comme vente-privee.com ou bazarchic.com. En revanche, être capable de faire fabriquer un micro-onde à plus de six cent mille pièces dans une usine, c’est cela qui est intéressant ! C’est l’association des réseaux et de la Toile qui est l’avenir. Demain, si Amazon veut trouver une pérennité, il achètera sans doute des réseaux de magasins physiques.
De notre côté, nous devons consolider nos positions existantes, à l’image de l’accord de coopération à l’achat [négociation à l’achat des marques internationales et nationales à l’exception des produits frais traditionnels issus des filières agricoles, NDLR] que nous venons de conclure avec Auchan. Aucun acteur français n’a la capacité d’aller concurrencer Amazon, Google ou Booking. Seul le réseau nous permettra d’atteindre la taille requise pour être présents sur les enjeux du numérique.


Décideurs. Vu l’ampleur de votre réseau, Système U a pourtant cet effet de taille. En somme, il ne vous manque que la plate-forme dématérialisée...

S. P.
Nous assistons à un double mouvement : celui d’une réduction de la taille des magasins, compte tenu de leur relocalisation en ville sous l’effet de l’urbanisation, et celui d’Internet qui déploie une quasi infinité d’offres. Face à cela, nous devons opérer un choix, sans nous disperser en voulant tenter de concurrencer C-discount ou Amazon et sans oublier de proposer le boucher du coin. 
Avec uculture.fr, nous avons mis en place un site de vente de culture en ligne selon notre modèle, à savoir décentralisé. 650 000 titres physiques sont disponibles, ainsi que 200 000 titres téléchargeables en open source. L'ouvrage commandé sur le Net est ainsi disponible quelques heures plus tard en magasin. C’est ce que nous appelons « le magasin étendu ».


Décideurs. Pour certains, c’est l’expérience client ou la marque média, pour d’autres l’accompagnement du consommateur, comment caractériseriez-vous votre approche marketing ?

S. P.
Quelle valeur sociétale ajoutée souhaitons-nous apporter ? C’est là toute la dimension de responsabilité sur laquelle nous nous interrogeons. Si le commerçant d’autrefois était une sorte de médiateur entre achat au meilleur prix et revente, nous embarquons aujourd’hui avec nous des filières responsables, des collaborateurs en demande de formation et de la technologie. La technologie seule, tout le monde peut la financer, c’est une question de moyen. Nous préférons la formation, comme à Nantes avec la quarantaine de certificats de qualification professionnelle en boucherie créée.
L’humain est notre levier d’innovation pour demain. L’humain dans toute sa dimension, son professionnalisme, et ses qualités pour faire « le bon commerce », c’est-à-dire dans la relation.


Décideurs. Après la destruction du petit commerce de campagne par les supermarchés, c'est un peu ironique, non ?

S. P.
Certes, mais le commerce n’invente rien. Il s’adapte à la société et l’accompagne. Les années 1970 et 1980 étaient celles d’une consommation accessible et quantitative. Désormais, il s’agit de ramener de l’humain.
Il y a trois personnes en une : le consommateur, le client et le citoyen. Le consommateur, c’est le produit que je veux. Le client c’est le magasin où je vais. Et le citoyen, c’est le pays où je vis. Nous cherchons à réunir les trois : comment vendre un bon produit dans un espace accueillant où s’incarne du lien, tout en contribuant à la dimension sociétale du pays ? Il faut parvenir à réunir tout cela.


Décideurs. Chronodrive annonce fermer quatorze de ses magasins en France. Assiste-t-on à la fin du drive ?

S. P.
On sent en effet que l’on arrive au bout d’un modèle. Les drives ne progressent plus en part de marché, après avoir bouleversé la donne. La croissance a eu lieu car on en ouvrait à chaque nouvel endroit.
Le drive déporté est un nouveau métier restrictif et mécanisé. Ce n’est rien d’autre que du taylorisme réinventé et ce n’est pas notre métier, raison pour laquelle nous ne souhaitons pas y aller, à la différence des Chronodrive ou Leclerc Drive.
Le drive doit être un service où l’offre magasin est disponible dans sa totalité sur Internet.


Décideurs. En dépit de la carte de déploiement déterminée par les autorités régulatrices et la conflictualisation des relations fournisseurs-distributeurs, quels sont vos relais de croissance ?

S. P.
Aujourd’hui, le marché de la distribution est mature. Quatre groupements représentent 90 % de la GMS et tout le monde achète au même prix. Il faut donc faire de la croissance autrement. Le chiffre d’affaires à tout prix, c’est révolu. Demain, c’est la façon de vendre qui fera la différence. Les clients veulent se réapproprier leur relation au produit. Nous devrons répondre à ces attentes et les accompagner dans cette démarche. Faire de la pédagogie sur les différentes façons de cuisiner, sur la consommation des fruits de saison incitera l’acte d’achat des nouvelles générations. Quant aux relations entre les différents acteurs du marché, la conflictualisation actuelle n’est qu’une étape préalable au partenariat. À l’avenir, fournisseurs et distributeurs s’associeront pour optimiser et faire évoluer les modèles de vente. La consolidation se fera naturellement.


Propos recueillis par Julien Beauhaire

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