Démissions, débat opposant Plantu à Riss, début de polémique sur l’enquête et les circonstances précédant l’attentat à Charlie Hebdo, ce n’est pas peu dire que l’hebdomadaire satirique est toujours sous pression neuf mois après l’effroyable tuerie du 7 janvier dans ses locaux. Retour sur un automne agité.

« La vérité sur l'attentat de Charlie est encore loin. » La parution dans l’édition dominicale du Parisien du 18 octobre 2015 de l’interview de Valérie M., présentée comme la dernière compagne de Charb, relance « l’affaire Charlie » sous l’angle inédit d’une enquête policière qui ne prendrait pas en compte tous les éléments survenus avant l’attaque. Voiture suspecte repérée par le directeur du journal le matin même de l’attentat, recherche de fonds pour sauver la parution de la faillite qui l’entraîne jusqu’à se rapprocher « d’hommes d’affaires du Proche-Orient » ou cambriolage chez Charb trois jours après le 7 janvier… Valérie M. s’étonne que son témoignage ne donne pas lieu à plus d’investigations, voire que certains de ces faits troublants soient sciemment « écartés ». Du côté de Charlie, si l’urgentiste et chroniqueur au journal Patrick Pelloux confirme des contacts avec des personnes qui « n'étaient pas vraiment dans l'esprit du journal », d’autres membres de l’hebdo balayent d’un revers de main ces hypothèses d’un sévère « n’importe quoi ».

 

Que se passe-t-il à Charlie ?

Le médiatique Patrick Pelloux avait justement annoncé fin septembre son départ surprise du journal, pratiquement dans la foulée du dessinateur Luz. « Il faut pouvoir regarder le puzzle qui est par terre, pour retrouver un peu ses propres débris au milieu des débris. (…) On est phagocyté par mille choses, le deuil, la douleur, la colère » ont été les mots de ce dernier pour décrire à Libération son envie de partir au mois de mai 2015. Quant à Patrick Pelloux, que certains à Charlie accusent d’avoir réalisé une « OPA victimaire », les raisons avancées sont tout aussi personnelles : pour se reconstruire, « tourner la page », « aller mieux ». Derrière ces démissions, certains voient l’écume d’une direction contestée en interne et de conflits répétés depuis la reprise en main cette année par Riss. Statut du journal, ligne éditoriale, questions financières, partage des décisions : les rumeurs de brouilles profondes qui surgissent régulièrement dans la presse alimentent les suspicions autour du nouveau directeur, entré à Charlie en 1992. Pour Zineb El Rhazoui, qui avait elle-même fait l’objet d’une procédure de licenciement finalement abandonnée après une « bonne engueulade  à la Charlie » au mois de mai, ce sont tout de même des signes qui ne trompent pas. Si elle a pu parler d’une « petite oligarchie à qui il faut faire allégeance » dans l’une de ses sorties explosives dont elle a le secret, la journaliste cible de plusieurs fatwas est elle-même décrite comme « une castafiore qui démarre au quart de tour » par Riss. « Ça fait un moment qu’elle déconne dans le taff, s’était-il alors défendu. Même Charb en avait marre. » Ambiance… Après l’angoisse d’une faillite qui le menaçait, la folie d’attentats qui ont décimé la rédaction et volé une partie de son âme, le journal n’a pas été épargné. Seul un avenir assuré financièrement semble être un point d’appui, finalement bien fragile.

 

 

Caricatures

Car si en interne Riss est donc quelque peu contesté (!), il a manifestement été de nouveau bousculé dernièrement par un autre « allié ». À l’occasion du riche colloque organisé le 21 septembre au Conseil économique, social et environnemental par Cartooning for Peace, réseau international de dessinateurs de presse engagés dont Plantu est à l’origine avec Kofi Annan, le caricaturiste du Monde s’est en effet montré jusqu’au-boutiste… dans la médiation et la modération. Jean Plantureux, dit Plantu, célèbre chroniqueur illustrant la une du quotidien du soir de ses dessins moqueurs depuis 1985, est en effet à l’origine d’un vif débat entre les deux hommes. « Si l’art dépasse tous les interdits… il faut être respectueux dans l’irrespect. » Résumé par cette phrase, le positionnement par trop « respectueux » de Plantu a pratiquement choqué le radical Riss. Temps fort de la journée qui a vu les interventions de Jack Lang, Christiane Taubira, Jérôme Seydoux, Régis Debray et d’une pléiade de caricaturistes du monde entier, le dessinateur du Monde a ainsi défendu qu’« on peut être plus malin que les intolérants. Il suffit de contourner l’interdit. »  Un propos qui visait à légitimer que Mahomet soit flouté dans une caricature du Danois Carsten Graabaek représentant Dieu, Yahvé et le prophète musulman. Si Plantu voit en cela un contournement respectueux du « ressenti », Riss, estomaqué par cette introduction, y stigmatise une soumission, « un respect de l’interdit » et ne veut pas entendre parler de ce « ressenti, totalement arbitraire : moi aussi, j’ai un ressenti. Ce n’est pas pour cela que je vais l’imposer aux autres. »

 

« Leur cible c’est tout le monde »

La confrontation, polie mais sur le fil, tourne au désaccord profond. « Il y a des gens qui n’ont pas la même culture que nous et qui peuvent ne pas comprendre ce qu’on fait. Certains peuvent se sentir humiliés », insiste tout en douceur Plantu. Ce qui a le don d’irriter Riss, bougon : « C’est une erreur. Un dessin, ce n’est pas fait que pour rigoler. Cela a aussi une dimension politique, cela permet d’appréhender la spécificité d’une époque. Le fait est qu’il y a aujourd’hui des types qui vivent dans la peur de Dieu et qui veulent la communiquer aux autres dans le but d’instaurer une société théocratique. Il ne faut pas se laisser impressionner par eux et leur discours débile. Et puis il faut sortir de cette vision corporatiste, leur cible c’est tout le monde ; les caricatures sont un prétexte. Je ne baisserai pas mon froc ! »

Tout en retenue mais tenace, son interlocuteur évoque alors ce dessin de DSK où son talon se transforme en verge, surtitré « Le talon d’Achille de DSK » : « Je ne vais pas le publier dans Le Monde, c’est une forme d’autocensure légitime, selon le support en l’occurrence, non ? » Réponse sèche et sidérée du directeur de l’hebdo cible des attentats meurtriers de janvier 2015 : « Bah non ! » En prononçant le mot d’autocensure, Plantu laisse un Riss perplexe et atterré regagner sa rédaction sous bonne escorte. Et si le spécialiste de l’histoire culturelle Pascal Ory avait souligné dans la journée que « le dessinateur de presse a gagné sa carte de presse de son sang le 7 janvier 2015 », l’avenir semble bien flou pour l’hebdomadaire* et son directeur.

 

Q.L.

 

*Le journal a mis en ligne un nouveau site en partie en anglais qui sera finalisé en janvier.

Photo : capture du site de Charlie Hebo.

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