Contenus, abonnés, équipes, coûts : le business model de Canal prend l’eau. Les coups de boutoir portés en interne ont été les plus lourds de conséquence avec une stratégie brutale, chaotique et illisible pour le moment. (Mise à jour le 31/05)

L’extinction des lumières guetterait l’ex-étoile du paysage audiovisuel français (PAF), aux dires mêmes du stratège à la manœuvre. Devenu président de Vivendi en usant de son habituelle montée au capital, Vincent Bolloré en a fait « sa » télé. Problème : il ne devait pas la regarder beaucoup avant et on risque de ne plus la regarder beaucoup.

 

 

Le ménage au bulldozer

Officiellement, tout en la chargeant de tous les maux, l’homme d’affaires rationalise, mais avec une technique nouvelle : le trou noir télévisuel. Sport, ciné, séries, émissions, « historiques » de la maison, impertinence, investigations et même les chaînes… on zappe. L’homme voulait ouvrir les fenêtres à l’occasion de son grand ménage managérial conjoint à son arrivée à la présidence de Vivendi mi-2014. Mais quelques oiseaux rares en ont aussi profité pour s’échapper et d’autres ont payé les pots cassés. Après avoir congédié sans ménagement Ara Aprikian, Rodolphe Belmer ou Bertrand Meheut notamment, vint l’heure des auteurs des Guignols. Et pour être bien sûr que plus personne ne regarde une émission devenue sans intérêt, passage par la case prison pour Guignols : en crypté ! L’homme est maintenant pris à son propre jeu : Yann Barthès (Le Petit Journal), Grégoire Margotton et Thomas Thouroude (commentateurs et présentateurs pour le foot), Ophélie Meunier (Le Tube) ou Bruce Toussaint (Itélé) partent d’eux-mêmes. Les deux premiers rejoignent TF1 (où ils retrouveront Ara Aprikian), donnant à la Une un sacré coup de jeune au passage. Quant au stratégique responsable du numérique, Manuel Alduy, il a également confirmé quitter la maison avant l'été sans que son successeur soit annoncé.

On envisagerait maintenant du côté de Vivendi de refermer les fenêtres, voire de baisser le rideau pour les émissions en clair. Ou de revenir aux origines pour générer de l'abonnement en commençant par « diffuser un match [avant de] de basculer en crypté », lit-on dans Les Échos. Une question se pose : les émissions seront-elles meilleures parce que réservées aux abonnés ? Réponse à l’été avec, il est sûr, une nette baisse de la part du clair. Pour les chaînes du bouquet Canal également menacées, le risque est encore une fois de voir s’effriter les « plus » de la chaîne : la qualité et l’originalité. Quant à la vente d’iTélé, le P-DG dément, mais on ne sait plus si on doit le croire. Il est vrai qu’avec Vincent Bolloré, l’info est dans toute sa relativité et son intérêt fortement contrebalancé par ses coûts. Quant aux journalistes, c’est de l’ordre de la détestation. D’ailleurs, la chaîne pilote à vue, même si Vincent Bolloré a nommé un proche à sa tête, Serge Nedjar. Le quatuor Pigasse/Niel/Bergé/Capton, lui, patiente, lançant son Spac Mediawan et des acquisitions pouvant atteindre 1,5 milliard d’euros. Combien coûte une chaîne info pour laquelle ces derniers ont déjà maintes fois exprimé leur intérêt ? Beaucoup moins que leur puissance de frappe, 200 millions d’euros selon Libération. Quant à Cannes, c’en est fini pour le Grand Journal, plus petit chaque jour. La formidable vitrine médiatico-marketing mondiale passe à la trappe dans un ménage au bulldozer. À ce train-là, Martin Bouygues, grand amateur des chantiers, va bientôt dire du bien de Vincent Bolloré : son groupe en profite à nouveau, mais cette fois pour s’enduire lui-même des paillettes cannoises avec TF1, NT1, HD1, LCI ou My TF1 qui vont occuper le terrain laissé vacant.

 

 

« Il n’y a que moi qui parle »

La véritable question de la politique menée d’une main de fer est donc posée, d’autant que le maître breton explique que « s’agissant de la stratégie du groupe Vivendi comme de celle de Canal+ je vais être clair : il n’y a que moi qui parle ».  Et les intérêts sont bien compris : la famille. Il est de notoriété publique que Vincent Bolloré s’intéresse aux médias pour mieux les léguer à des enfants demandeurs, Yannick au premier chef. Autour, ça jase plutôt sévère et cela ne semble donc pas très bien fonctionner. Un tiers du recrutement d’abonnés est lié à l’image de la chaîne, selon les propres études de cette dernière, l’antenne émettrice doit donc être râteau : en France, la perte s’élève à 183 000 abonnés rien qu’au premier trimestre 2016, 400 000 sur un an, 850 000 en 2015 avec Canalsat ! Même Canalplay a perdu 160 000 souscripteurs, une première… Et toujours selon les études internes, le recrutement est corrélé aux audiences des émissions en clair. Ça ne va pas être facile vu leur tendance franchement baissière et encore moins avec l’hypothèse du total crypté qui semble se confirmer. D8 récupèrerait ainsi le rôle de fer de lance du groupe en clair, avec des audiences qui viendraient titiller celles de M6 à terme.

Dans l’audiovisuel version omnicanal, à l’heure de la guerre des contenus et des coûts inflationnistes qui en découlent, la clé est bien l’investissement. Histoire d’inverser la tendance au cheaper qui gangrène Canal et « de maintenir son effort dans la tempête pour en ressortir plus fort » comme nous l’expliquent les fins stratèges ou les hautes écoles. Pour la chaîne, c’est dans la mobilité au niveau technologique, les séries ou le cinéma pour contrer Netflix, dans le sport face à Bein et SFR-Numericable. La chaîne a dû par exemple sortir 97 millions d’euros pour garder l’exclusivité du Top 14 de rugby entre 2019 et 2023, soit une inflation de 31 % par rapport au précédent record de 74 millions. Avec en ligne de mire le lancement de « son Netflix européen » en septembre, le groupe négocie par ailleurs pour devenir coproducteur, de moins de films français (une dizaine) mais avec de plus gros budgets, et non plus d’en préacheter une centaine avec pour seul retour une exclusivité dans le temps. Autant dire que le cinéma hexagonal est en émoi face à ce changement systémique annoncé.

 

Quant au milieu des observateurs et du chiffre, il s’explique mal la soudaineté des pertes annoncées concernant Canal, complètement à rebours des chiffres précédents. Certes, au vu de ce qui a été dit plus haut, on pourrait ne rien y voir de surprenant. Mais il y a anguille sous roche : avec un chiffre d’affaires quasi identique, on passe de l’exercice largement bénéficiaire (cent millions d’euros) au trou abyssal de 264 millions d’euros pour la Société d'édition de Canal plus (en gros, les chaînes Canal). Selon une source interne citée par BFM, « le seul moyen d'arriver à de telles pertes serait de faire supporter aux chaînes Canal plus tous les coûts fixes mutualisés (centres d'appels, équipes marketing...), sans en imputer aucun à Canalsat ». Même manoeuvre pour Itélé. Selon la direction, la chaîne a perdu 20 millions d’euros l’année dernière, un chiffre contesté par les syndicats : cette perte ne prendrait pas en compte les recettes internes au groupe, à savoir les droits reversés par Canal+ et D8 pour utiliser les services d’iTélé. Quant à dire que cela met en danger le groupe (Canalsat, Studio…), qui progresse par ailleurs à l’international au même titre que la chaîne, c’est aller vite en besogne : les bénéfices sont certes en forte baisse, mais ils se montent à plus de 450 millions d’euros. Il est indéniable qu’il est temps d’arrêter l’hémorragie et que quelques coupes peuvent s’avérer nécessaires. Canal semble s’y être mis au moins dans… les sous-titres, qui relèvent de plus en plus du cours d’anglais en n’apparaissant que lorsque l’intrigue l’exige ! Cela sera peut-être insuffisant. En fait, l’opération « chaîne en danger » semble bien être uniquement destinée à amadouer le CSA et les régulateurs pour valider le rapprochement avec Bein : « Le tableau a été noirci pour attendrir l'Autorité de la concurrence en vue d'un accord sur le deal avec Bein Sports », assure ainsi à l'AFP Jean-Baptiste Sergeant, analyste médias chez Mainfirst. Et ce chiffre concernerait « uniquement l'édition des chaînes Canal plus »*.

 

 

Bollo l'Embrouille

Le volet purement financier est plus gênant. Il y a quelques mois, deux milliards d’investissement avaient été annoncés au groupe audiovisuel par le dirigeant de la maison mère. Parce que pour Vivendi, ça roule. Et ça roule même sur l’or. Plus de 800 millions d’euros de bénéfices pour la branche média au premier trimestre, en grande partie grâce à la finalisation de la cession d’Activision Blizzard, mais plus de 1,9 milliard en 2015 de résultat net, part du groupe. Quant au trésor de guerre, suite au différentiel entre les importantes cessions et les « petites » acquisitions menées (dans Telecom Italia ou Gameloft), il se monte à huit milliards d’euros. Oui mais là c’est Bollo l’Embrouille au détriment de l’investissement promis. Les dividendes sont en effet versés aux actionnaires : 6,75 milliards d’euros entre 2015 et 2017. L’industriel breton en profite pour désendetter… Groupe Bolloré et ses précédents achats. Dans Vivendi par exemple. Enfin, le rachat d’actions puis la suppression de ces dernières est la principale politique menée, discrètement, par petits paquets, par le groupe. Résultat, Vincent Bolloré monte au capital sans débourser un euro et touche de plus en plus. L’homme avait mené exactement la même stratégie du temps d’Havas, allant même jusqu’à endetter l’agence qui manquait de cash pour mener à bien ces opérations.

Ça ferait une bonne série tiens, mais, vous l’aurez compris, ce n’est pas sûr que je sois encore abonné quand elle sortira. Et elle ne sera certainement pas diffusée sur Canal.

 

* Quand on voit les Google et autres Facebook avaler tout cru tout ce qui bouge sur la Toile et ailleurs sans qu’aucune autorité de la concurrence ne bronche, la manœuvre pourrait presque paraître anodine.


 

Quentin Lepoutre

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