C’est souvent l’homme de la situation. Psychiatre, coach et consultant en entreprise, Éric Albert conseille aujourd’hui les grands patrons du CAC 40. En fondant l’Institut français d’action sur le stress (Ifas) au début des années 1990, ce grand spécialiste du management a ouvert la voie aux changements dans les organisations. La rédaction l’a interrogé sur sa vision du leadership au XXIe siècle.

Décideurs. Les grands succès des entreprises sontils le fait d’un leader central « clé de voûte » ou d’un leadership collégial ?

Éric Albert. Les deux sont complémentaires. À l’origine des grandes réussites entrepreneuriales, il y a souvent une personnalité qui porte une dimension « inspirationnelle » très forte. Tout l’enjeu réside dans sa capacité à fonctionner dans une dynamique collégiale. L’inspiration ne suffit pas. Aussi grande soit la source d’inspiration qui émane de lui, un leader solitaire s’expose au risque de commettre des erreurs. L’histoire l’a d’ailleurs démontrée : le mécanisme de l’erreur se construit souvent autour d’un chef toutpuissant devenu sourd à une réalité qui le contrarie.

L’entreprise du XXIe siècle a besoin d’un leader clé de voûte, inspirationnel et humble. Si l’on prend l’exemple d’une entreprise comme Accor, sa richesse est aujourd’hui d’avoir à sa tête un leader comme Sébastien Bazin. Mais, si ce dernier ne s’appuyait pas sur un leadership collectif – où le pouvoir est partagé, le leader à l’écoute, enclin à faire évoluer sa position et à entendre les avis contradictoires – le projet de l’entreprise ne serait pas un succès.

 

Décideurs. Quelle est la part de centralisation, apparente, notamment induite par les médias ? Et quelle est la part d’influence réelle de l’individu ?

E. A. Si aujourd’hui l’entreprise a besoin de partager une dimension « inspirationnelle », il est souvent plus facile quand cette dernière est incarnée par un seul individu. Il existe cependant quelques entreprises comme Sodebo, dirigée par trois soeurs, où le pouvoir est partagé et donc incarné collégialement. C’est un bel exemple.

 

Décideurs. Quand on voit le redressement spectaculaire de groupes comme Apple, Starbucks ou Nissan, la thèse d’un impact du leadership individuel semble confortée, non ?

E. A. Dans la vie d’une entreprise, il y a toujours un moment où un leader donne une nouvelle impulsion. Je ne crois pas que cet élan repose sur un seul homme. La question repose davantage sur la façon dont cette inspiration est relayée. Pour Steve Jobs, l’effet amplificateur des médias a beaucoup joué, même si à l’évidence cet homme était un grand leader. Bien souvent l’homme symbolise un courage, une prise de risque qu’il assume, donnant envie aux équipes de le suivre. Mais cela peut aussi prendre la forme du petit tyran qui règne par la terreur. Ce qui est troublant, c’est que certains, malgré cette attitude, font réussir leur entreprise.

 

Décideurs. Pour réussir l’Iphone, les spécialités de pointe sont multiples. Ne faut-il pas un collectif de leaders pour y parvenir ?

E. A. C’est bien sûr nécessaire. Mais la vraie difficulté est que ce collectif de leaders travaille bien ensemble. Pour cela, il me semble que deux étapes sont nécessaires : partager un projet commun et construire les valeurs. À l’Ifas, par exemple, nous consacrons une journée par mois à nous réajuster sur notre but commun et notre façon d’y parvenir. Avoir la certitude que tous les collaborateurs se rassemblent autour du projet et partagent les mêmes valeurs est un gage de réussite du leadership collectif. La confiance est aussi essentielle. Elle se tisse en fédérant les collaborateurs autour des valeurs qui donnent des codes comportementaux. Le leadership collectif existe parce que les équipes se sont approprié les valeurs de l’entreprise.

 

 

Décideurs. Dans des grands groupes de plus de 100 000 salariés, peut-on vraiment croire que la compétence de leadership est exercée par un seul individu ?

E. A. Les leaders des grands groupes incarnent une inspiration collective. Ce rôle est très utile et dangereux car il tend à faire croire à tous que le destin de l’entreprise repose sur un homme. C’est l’exemple de Steve Jobs et de Carlos Ghosn. Ce mythe de l’homme providentiel ne correspond pas à la réalité. Aujourd’hui, le leadership se pratique de moins en moins en solo.

 

Décideurs. Comment le leadership collectif s’appuiet- il sur la vision d’un grand leader ? Qui arbitre ? Comment le leadership individuel se nourrit-il d’un collectif de leaders rassemblés autour de lui et d’un projet ?

E. A. Les idées comme les projets émergent souvent du collectif. En bon catalyseur, le leader a vocation à faire émerger une vision synthétique, compréhensible par le plus grand nombre. Dans la vie de l’entreprise, il est désormais fréquent de voir les acteurs décider par eux-mêmes. Lorsque ce n’est pas le cas, cela traduit souvent un besoin d’hypercontrôle des uns et une peur de prendre des risques des autres. La prise de décision devient de plus en plus un exercice collectif. L’idée que l’on ne peut pas décider à plusieurs est aujourd’hui caduque : des individus inaptes à décider collectivement sont en général incapables de comprendre les nouveaux modes de management qui émergent.

 

Décideurs. La rareté des grands succès s’explique-t-elle par celle des grands leaders ou par la rareté des grandes équipes collégiales de leadership ?

E. A. Cela ne suffit pas d’être un grand leader pour réussir. Il y en a énormément qui échouent. Aujourd’hui ce qui fonde les belles réussites, c’est l’alchimie entre un grand leader et les talents dont il a su s’entourer. Et pour cela, il faut que les acteurs soient complémentaires et fonctionnent main dans la main vers un sens commun.

 

Décideurs. Quels sont les ingrédients pour créer une équipe collégiale de leadership ?

E. A. Il faut que les individus autour de la table assument leur forte compétence tout en admettant qu’elle n’est pas exhaustive. Ils doivent aussi considérer la remise en question comme un élément positif plus que déstabilisant et admettre qu’ils ont besoin des autres. Cette équipe collégiale partage des valeurs communes très fortes. Et, la plupart du temps, ils ont un certain plaisir à être ensemble et à se retrouver. Et si parfois ce n’est pas le cas, ils ont toujours une complémentarité de compétences. Il leur faut une estime de soi solide sans pour autant être narcissique et vouloir briller à tout prix. Ce sont en général des individus qui sont à l’écoute et intéressés par ce que les autres ont à dire. Une nouvelle fois, l’humilité est une des clés de voûte.

 

Décideurs. Le leadership collégial s’arrête-t-il à un groupe du top management ou peut-il se composer d’une centaine de personnes fédérée par une exigence personnelle cristallisée dans un projet et/ou une culture d’entreprise ?

E. A. Je crois beaucoup au projet et à la culture de l’entreprise. Le leadership de demain s’incarnera dans des grands groupes d’individus où chacun aura son propre espace pour s’exprimer, pour initier et entraîner avec lui un certain nombre d’acteurs sur des projets donnés.

 

Décideurs. L’individualisation et la personnalisation du leadership sont-elles des phénomènes médiatiques, mémoriels ou narcissiques ?

E. A. Ces phénomènes ont marqué les modes d’exercice du pouvoir depuis des millénaires. L’un des plus fréquents est sans doute celui de l’homme providentiel, tout puissant et porteur d’une grande réussite. Ce modèle est très médiatique. C’est le fameux syndrome du héros auquel se réfère l’imaginaire collectif. Le problème du leadership collectif est qu’il n’y a pas de héros. C’est l’ensemble qui prime. Et c’est forcément moins médiatique. Sans personnalisation, plus de projection et plus de résonance dans l’imaginaire sociétal.

 

Décideurs. Chaque membre d’une organisation n’a-t-il pas à apporter son leadership, tantôt technique, tantôt humain, tantôt stratégique ?

E. A. Oui ! Les entreprises de demain seront des organisations dans lesquelles les collaborateurs seront invités à prendre de l’espace pour mieux exprimer leur leadership.

 

Décideurs. Le leadership des collaborateurs n’est-il pas éclipsé par la croyance infondée que le leadership émane du top management ?

E. A. Autorise-t-on les gens à imaginer qu’ils puissent en avoir ? Cultive-t-on leur estime de soi pour leur permettre d’exprimer pleinement leur potentiel ? S’il est question de cela, alors la réponse est oui.

 

Décideurs. Le leadership individuel, sujet de tant de biographies et de livres d’histoire, ne serait donc qu’un mythe ?

E. A. Je ne crois pas que cela soit un mythe. Ce modèle de leadership a existé et a d’ailleurs fait ses preuves pendant des siècles. Aujourd’hui, il n’est tout simplement plus adapté aux modèles actuels d’entreprises où chaque individu est appelé à construire puis à affirmer sa fibre de leader. Demain, chacun a vocation à saisir son temps de leadership pour impulser avec l’autre un mouvement créateur de valeur, tant pour lui que pour l’entreprise.

 

Propos recueillis par Émilie Vidaud et Pierre-Étienne Lorenceau

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