À 85 ans dont plus de cinquante de métier, Jacques Séguéla aurait pu se contenter d’être une légende du marketing, sa figure de référence, iconique et statutaire. Il a préféré en rester l’enfant terrible. Le créatif de génie, infatigable et intuitif, visionnaire et irrévérencieux ; aussi peu porté sur la langue de bois que sur les postures imposées, auteur de slogans cultes, de 1 500 campagnes et de trente livres, faiseur de présidents et de réputations, homme de pouvoir et de réseau ; d’amitiés fidèles aussi, et de rêves qui durent.

La force tranquille, c’est lui. Le coup de la Rolex, celle sans laquelle, à 50 ans, on était supposé avoir « raté sa vie », aussi. Il est comme ça, Jacques Séguéla ; inspiré, spontané et sans filtre. « Meilleur en quotient émotionnel qu’en quotient intellectuel », résume-t-il lorsque, cet après-midi-là dans son bureau vitré du 11ᵉ étage de la tour Havas, il nous accueille le sourire aux lèvres – « assieds-toi là ! face à la Tour Eiffel » – et raconte. Le virus « de la curiosité », contracté à 3 ans lorsque debout dans « un lit cage américain », dans l’appartement de la rue de La Tombe Issoire, il observe par la fenêtre la rue, les gens, « la vie ». Le déménagement dans le Sud, à Perpignan, avec des parents encore étudiants en médecine qui le verraient bien chirurgien avant de se rabattre sur pharmacien ; les années chez les Jésuites où, plus petit et moins discipliné que les autres, il en prend « plein la gueule » jusqu’à ce que des gants de boxe arborés autour du cou ne lui servent d’arme de dissuasion et qu’une fourchette plantée dans l’arrière-train d’un pion ne lui vaille l’exclusion. Les semaines entières passées à sécher les cours et la découverte du « grand cinéma », celui de Rita Hayworth, de Humphrey Bogart, de Marilyn…, à qui il devra sept échecs au bac et sa « vocation de créatif ». Et puis la 2 CV. Celle reçue en récompense d’une première année réussie haut la main, « Major… mon père n’y croyait pas ! », et qui va transformer le futur pharmacien de Perpignan en légende de la publicité.  

La 2 CV

Jacques Séguéla se souvient de cette voiture qui a changé sa vie. « Avec Jean-Claude Baudot (l’ami de toujours devenu collectionneur de renom, ndlr), on avait décidé de faire Perpignan-Karachi durant l’été, raconte-t-il. Et puis on s’est dit qu’on tenterait bien un tour de monde. On était totalement inconscients… ». Inconscients et déjà chanceux. En dix-huit mois, ils vont parcourir 130 000 kilomètres, traverser cinq continents et huit déserts avec, pour seule assistance technique, une boussole et le manuel de réparation de la 2 CV « offert par Citroën ». En 1955, c’est du jamais-vu. Aussi lorsqu’à leur retour ils publient « La terre en rond », un récit de leur périple qui recevra le Prix de la littérature sportive, ils sont immédiatement repérés par Paris Match dont le rédacteur en chef, Roger Thérond, leur propose un poste. Jacques Séguéla décide d’y passer vingt-quatre heures, « pour voir ». Il y restera deux ans.

"La pub, ce n'est pas tout dire, mais dire le meilleur. Et avec poésie".

Lorsque vient l'heure du service militaire, le hasard se charge, une fois encore, d'accélérer les choses..« Je le reconnais, contrairement à beaucoup, mon parcours n’a pas été semé d’embuches mais de chances… », en faisant de Philippe Labro, Just Jaeckin et Francis Veber ses camarades de chambrée. Tous trois sont en charge du journal de l’armée ; il en devient rédacteur en chef et, à leurs côtés, prend goût à l’aventure. Au point de décider, une fois l’armée terminée, de la pousser plus loin.

Le poids des mots

Une nouvelle rencontre, avec Pierre Lazareff, mythique patron de presse, va tout naturellement l’y aider. Avec lui, il crée le magazine Vive les vacances, prend la rédaction en chef de France Soir et s’imprègne d’une nouvelle culture, celle de l’écrit et de la formule. « Roger Théron m’avait enseigné le choc des images, explique-t-il ; lui m’a appris le poids des mots. » Pourtant, il ne tarde pas à trépigner. « J’avais trente ans, je voulais créer mon propre groupe, être indépendant… » Sur les conseils de Pierre Lazareff qui le pousse à investir un territoire nouveau, il rejoint Delpire, l’agence de pub de Citroën. Assigné au département pharmacie dont on lui a confié le développement, il s’y ennuie ferme. « Je n’étais pas fait pour manager des hommes, j’étais un créatif ! », explique celui qui, rapidement, s’associe au financier Bernard Roux pour créer sa propre agence. Huit ans plus tard, celle-ci rachète Delpire, récupérant ainsi le budget Citroën. Vient la première campagne, pour une voiture dont l’unique intérêt tient dans ses suspensions… Jacques Séguéla en fait « l’anti tape-cul ». La réaction ne se fait pas attendre : convoqué par la famille Peugeot, il n’obtient de conserver le budget qu’à la condition de ne plus y toucher. Jusqu’à ce qu’en 1980 la nouvelle direction de la marque ne lui laisse carte blanche. Entre-temps, deux nouveaux partenaires (Alain Cayzac puis Jean-Michel Goudard) sont venus ajouter leurs initiales à celles des fondateurs d’origine, l’agence est devenue RSCG et, pour son créatif en chef, débutent « les grandes années ».

« Roi de la pub »

Celles des slogans qui durent. « Il est fou Afflelou », « À fond la forme » Et du coup de maître, « La force tranquille », qui contribue à faire élire François Mitterrand et transforme Jacques Séguéla en inventeur de la publicité politique. « On dit que j’ai fait Mitterrand mais c’est lui qui m’a fait roi de la pub, estime-t-il ; après la 2 CV, c’est à lui que je dois tout. » Tout, peut-être pas, mais les missions présidentielles qui, dès lors, s’enchaînent (en Pologne, en Israël, au Chili…) sans doute. « Toutes cartonnent ». Jusqu’à la vingtième qui, réalisée pour Lionel Jospin, se solde par un échec. Pour le magicien des QG de campagnes, le choc est rude. « J’étais catastrophé… Je me sentais responsable d’avoir désespéré 50 % des Français… », avoue-t-il avant de se reconnaître « une force », celle de n’avoir aucun complexe, « ni d’infériorité ni de supériorité », et un privilège, celui d’avoir atteint l’âge « non plus des irrévérences, mais de toutes les libertés ». À commencer par celles de s’autoriser à surprendre et de persister à s’émerveiller. De quarante ans de mariage, de quatre-vingts d’amitié et aussi d’un métier qui, estime-t-il, consiste « à ne pas tout dire, mais à dire le meilleur, et avec poésie ». De quoi en rester encore longtemps l’enfant terrible. Impertinent et rêveur.

Caroline Castets

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