Par Pierre Safar et Florence du Gardier, avocats associés. Dupuy & Associés
La Cour de cassation a décidé, dans un arrêt du 19?décembre 2012, qu’un salarié qui se prétend discriminé disposait d’un motif légitime pour agir en référé afin d’obtenir de l’entreprise la communication forcée des bulletins de paie des salariés avec lesquels il se compare. Elle considère par ailleurs que l’entreprise ne peut s’opposer à cette communication en invoquant le secret des affaires.

D’après l’article L 1134-1 du code du travail, il appartient au salarié qui se prétend discriminé de présenter au juge des «?éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination?». Dans de nombreux cas, ces «?éléments de fait?» consistent en une comparaison entre la rémunération du salarié et celle de certains de ses collègues.
Pour les salariés, cela pose un problème récurrent : comment présenter des informations sur les rémunérations de collègues, dès lors que seul l’employeur est détenteur de ces informations ? La Cour de cassation, dans un arrêt récent du 19?décembre 2012 (1), a décidé de conférer à ce sujet un rôle important au juge des référés.

L’affirmation du rôle du juge des référés
Dans l’affaire ayant donné lieu à la décision de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19?décembre 2012, deux salariés soutenaient que plusieurs de leurs collègues, dans une situation identique, percevaient une rémunération plus importante que la leur. Ils ont saisi le juge des référés d’une demande tendant, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile (2), à obtenir la communication forcée par l’employeur de divers documents, dont en particulier des bulletins de salaire de douze autres salariés.
Dans un arrêt du 20?mai 2010, la cour d’appel de Paris a fait droit aux demandes des salariés, par une motivation qui mérite d’être restituée. Dans un premier paragraphe, la cour a indiqué que «?en application de l’article L.1134-1 du code du travail, l’appelant soutenant l’existence d’une discrimination salariale à son encontre doit, pour établir celle-ci, produire au juge, dans l’hypothèse d’une instance prud’homale, des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une telle discrimination ; dès lors, ces éléments sont nécessaires à la protection de ses droits?». Cette motivation peut laisser dubitatif, car elle semble partir du postulat que la discrimination - par définition - existe, ce qui légitime donc le fait que le salarié ait besoin de preuve pour protéger ses droits (si la discrimination n’était pas avérée, le salarié n’aurait pas de droit particulier à faire valoir).
Dans un second paragraphe, la cour d’appel affirme qu’«?en matière salariale, force est de constater que seul, l’employeur dispose des informations relatives au montant des salaires versés à son personnel et qu’en revanche, le salarié ne dispose d’aucun moyen de connaître la rémunération perçue par ses collègues de travail?». Cette affirmation paraît également critiquable : en effet, le salarié dispose de nombreux moyens pour obtenir des informations, en se faisant assister par les représentants du personnel, l’inspecteur du travail ou le Défenseur des droits.
La cour d’appel poursuit son raisonnement en indiquant que : «?dès lors, il convient de considérer que l’appelant justifie d’un motif légitime au soutien de sa demande, puisque, pour voir prospérer sa demande, elle doit produire des informations dont seul l’employeur dispose?». En d’autres termes, selon la cour d’appel, le motif légitime exigé du salarié résulterait du seul fait qu’il se prétend discriminé.
À l’entreprise qui soutenait que la communication aux demandeurs des rémunérations de leurs collègues constituerait une atteinte à leur vie privée, la cour d’appel répond que «?l’activité professionnelle relevant de la vie publique et non de la vie privée, le montant des rémunérations ne saurait être considéré comme un élément de vie privée?». La cour d’appel semble indiquer que les rémunérations des individus relèvent «?de la vie publique?», sans toutefois expliquer le fondement d’une
telle affirmation.
On peut comprendre que l’entreprise ait souhaité soumettre ce raisonnement à la Cour de cassation. Celle-ci a néanmoins rejeté le pourvoi de l’entreprise en indiquant que «?le respect de la vie personnelle du salarié et le secret des affaires ne constituent pas en eux-mêmes un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du code de procédure civile, dès lors que le juge constate que les mesures demandées procèdent d’un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées ; la procédure prévue par l’article 145 du code de procédure civile n’étant pas limitée à la conservation des preuves et pouvant aussi tendre à leur établissement, c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain que la cour d’appel a retenu que les salariées justifiaient d’un motif légitime à obtenir la communication de documents nécessaires à la protection de leurs droits, dont seul l’employeur disposait et qu’il refusait
de communiquer?».

Les conditions du rôle du juge des référés
La Cour de cassation a consacré le rôle du juge des référés en matière de discrimination, mais en employant un raisonnement légèrement différent de celui de la cour d’appel. La Cour de cassation a en effet considéré que le respect de la vie personnelle du salarié ne constituait pas «?en lui-même?» un obstacle à l’application de l’article 145 du code de procédure civile. En d’autres termes : l’entreprise, si elle prétend que la demande d’information du salarié demandeur porterait atteinte à la vie personnelle des salariés sur lesquels des informations sont demandées, devrait à notre avis étayer cette affirmation. On s’interroge sur le crédit qui serait apporté à des attestations émanant des salariés dont il est demandé de divulguer la rémunération : qui serait mieux placé pour déterminer si le montant de leur rémunération peut ou non être publiquement révélé au sein de l’entreprise ?
Par ailleurs, la Cour de cassation n’affirme pas que tout salarié qui se prétend discriminé disposerait d’un motif légitime à former une demande de communication d’informations en référé sur les rémunérations de ses collègues. Elle se retranche derrière l’appréciation souveraine des juges du fond, à qui il incombe donc, au cas par cas, de déterminer si le salarié dispose ou non d’un «?motif légitime?». Il ne fait pas de doute que les juges du fond devront user avec discernement du pouvoir qui leur a été reconnu par la chambre sociale.

1-Cass. Soc., 19?décembre 2012, pourvoi n°?10-20526
2-«?S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.?»




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