Une pratique, source d’incertitudes et de risques, qui gagnerait à être mieux encadrée.
Caroline Luche-Rocchia, membre de l’UJA de Paris, est aujourd’hui counsel chez Dupiré & Associés. Elle avait cinq ans de barreau lors de son détachement. Son expérience lui a permis de connaître sur le terrain le client, le fonctionnement et les règles de l’entreprise. Pour cette avocate en droit social, «?le détachement constitue un accélérateur de formation et de carrière. Il ouvre de nombreux horizons et a été déterminant dans mes choix professionnels ultérieurs.?»

Un accélérateur de formation et de carrière
Pour un cabinet d’avocats, le détachement d’un collaborateur constitue un moyen efficace de fidélisation du client et un véritable atout pour mieux répondre à ses besoins. L’entreprise bénéficie quant à elle de l’expertise particulière de l’avocat détaché qui pose un regard extérieur sur la situation interne. Surtout, la société bénéficie de la présence d’un avocat à disposition qui lui est consacré pour une durée déterminée et à un coût réduit. Une pratique initialement prisée par les grandes entreprises mais qui séduit de plus en plus des PME qui souhaitent être épaulées par un avocat lors de la structuration de leur service juridique. Autant de raisons qui plaident pour un développement de cette nouvelle modalité d’exercice de la profession d’avocat. Jean-François Guillemin, secrétaire général du groupe Bouygues, en décrit quant à lui un usage assez restreint au sein de son entreprise. «?Nous ne faisons pas appel à des avocats détachés pour des tâches essentielles. Cela peut advenir dans le cadre de grands projets internationaux. En particulier, certains travaux de traduction peuvent exiger des compétences juridiques pointues et nécessiter la présence d’un avocat dans nos équipes.?»

Dérives
Cependant, en l’absence d’encadrement, la situation peut parfois donner lieu à des dérives que le juge ne manque pas de sanctionner. Requalification en contrat de travail de la prestation de l’avocat, condamnation de l’entreprise pour emploi dissimulé, prêt de main-d’œuvre illicite et reconnaissance d’une situation de co-emploi – qui permet la condamnation solidaire de l’entreprise et du cabinet d’avocats – sont des risques réels lorsque la situation dévie. C’est le cas lorsque l’avocat détaché perd les liens qui l’unissaient à son cabinet, qu’il est placé dans une situation de subordination à l’entreprise, qu’il est privé de l’usage de sa qualité d’avocat ou ne peut développer effectivement de clientèle personnelle. Les implications de sa présence au sein de l’entreprise ne sont en effet pas toujours parfaitement comprises par l’entreprise ou le cabinet qui détache son collaborateur. Ce dernier n’est pas un prestataire comme les autres. Toujours soumis à sa déontologie professionnelle, il doit rester indépendant. «?L’avocat détaché en entreprise exerce la profession d’avocat et doit apparaître comme tel. Il ne doit pas être contraint par l’organisation interne de l’entreprise et doit maintenir le lien avec son cabinet. Le détachement ne doit pas empêcher le collaborateur de développer, en toute liberté, une clientèle personnelle?», rappelle Caroline Luche-Rocchia.

Les règles déontologiques
Le statut de l’avocat se distingue de celui du juriste en entreprise par les règles déontologiques qui protègent et contraignent l’avocat. Son secret professionnel n’est pas un privilège mais une obligation essentielle de la profession, corollaire du droit de chacun à se confier à celui qui l’assiste ou le défend. La présence d’un avocat détaché représente donc pour l’entreprise qui l’accueille l’avantage que ses avis et correspondances sont couverts par ce secret. Néanmoins, il s’agit d’une situation singulière et peu sécurisée. Dans une décision Akzo Nobel du 14?septembre 2010, la Cour de justice de l’Union européenne a réitéré son jugement rendu vingt-huit ans plus tôt dans un arrêt AM&S selon lequel un avocat salarié d’une entreprise n’a pas un degré d’indépendance suffisant pour que ses échanges soient couverts par le secret de l’avocat. Dans l’affaire, l’avocat était inscrit au barreau néerlandais et les règles déontologiques nationales de la profession lui permettaient d’exercer en entreprise. Toutefois, pour la Cour, seuls les avocats indépendants, «?non liés au client par un rapport d’emploi?», bénéficient de la confidentialité des échanges. Une situation qui est critiquée pour n’être pas adaptée aux pratiques mondialisées du monde des affaires dans lequel les avis juridiques sont devenus fréquemment indispensables. Cette difficulté est encore plus prégnante dans le cadre du détachement.

Respect des frontières
Pour un avocat, cette pratique ne s’inscrit dans aucun cadre légal, ses contours demeurent à la discrétion du cabinet ou de l’entreprise cliente. «?La pédagogie passe par la formalisation des relations entre le client, le cabinet et l’avocat détaché. Un encadrement aiderait à imposer le suivi des règles déontologiques de la profession – indépendance, secret professionnel, etc. – car le respect des frontières client/avocat est primordial?», explique Caroline Luche-Rocchia, co-auteur d’un rapport de l’UJA de Paris consacré à cette problématique. Ce dernier prônait en 2010 la formalisation du détachement par un avenant au contrat de collaboration – sous forme de convention tripartite entre l’avocat, l’entreprise et le cabinet – soumis au contrôle de l’ordre. Cette convention définirait la mission et sa durée, ainsi que les modalités du détachement et les dispositions permettant d’assurer à l’avocat le respect des règles déontologiques. Il rappellerait la possibilité laissée au collaborateur de traiter ses dossiers personnels. L’objectif n’étant pas de contrôler et sanctionner mais d’informer les entreprises sur les spécificités liées au statut d’avocat en vue de son plus grand respect.

Un avocat parmi d’autres ?
Pour Caroline Luche-Rocchia, candidate aux prochaines élections du conseil de l’ordre de Paris, «?si le statut d’avocat est un et indivisible, il peut s’exercer sous différents modes qui doivent nécessairement s’adapter à l’évolution des marchés du droit. L’avocat détaché, alternative de l’avocat salarié en entreprise, en est une des formes. C’est la raison pour laquelle la modification de l’article 7 de la loi 71-1130 du 31?décembre 1971 devrait revenir à l’ordre du jour.?»
La création d’un statut d’avocat en entreprise a été défendue par les rapports Darrois et Prada qui soulignaient en?2009 et?2011 l’enjeu de la compétitivité de la place de Paris. En 2012, la Chancellerie remettait un document de travail sur l’exercice de la profession d’avocat en qualité de salarié d’une entreprise. L’intérêt d’un tel statut est notamment la confidentialité des avis et le secret des correspondances de ces juristes. Les échanges entre les juristes internes et les dirigeants ou cadres de l’entreprise, qui sont susceptibles d’être saisis lors d’investigations menées par le Direction de la concurrence et de la répression des fraudes, par des juges d’instruction ou la police judiciaire constituent un risque pour l’entreprise. L’absence de confidentialité des avis est ainsi susceptible de dissuader l’implantation d’un siège social en France. Surtout, le statut d’avocat en entreprise permettrait de renforcer la place de la norme dans l’entreprise.
Pour Jean-François Guillemin, le refus de reconnaître un statut d’avocat en entreprise est «?une exception française, qui nuit à la compétitivité de notre barreau et de nos entreprises?». À l’heure où la profession s’interroge sur son avenir, le débat ne pourra pas être indéfiniment renvoyé aux calendes grecques.

58 000 avocats en France en 2014 (CNB)
16 000 juristes en entreprise en 2013 (AFJE)
400 avocats du barreau de Paris détachés en entreprise chaque année (UJA)
Moins de 20?% des directions juridiques font appel à des avocats détachés (UJA)


400 avocats
Des avocats collaborateurs issus le plus souvent de grands cabinets sont mis temporairement à disposition d’une entreprise cliente. Ces avocats détachés étaient, selon un rapport de l’Union des jeunes avocats de Paris (UJA), quatre cents en 2010 pour le seul barreau de Paris. En moyenne, ils ont trois à cinq ans d’exercice et intègrent une entreprise pendant six mois à un an, à temps plein ou pour quelques demi-journées par semaine. Leur intervention s’inscrit souvent dans le cadre d’opérations ponctuelles, telles que des fusions-acquisitions ou de grands projets de l’entreprise. Il s’agit également du remplacement de juristes internes, dans les cas récurrents de la maladie d’un juriste ou du départ en congé maternité d’une juriste. Aucune disposition du règlement intérieur national de la profession (RIN) n’interdit cette pratique.

crédit photo : Nejron

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