La Suisse présente un paysage uniforme des cabinets d’avocats. Très peu d’internationaux ont réussi à s’y implanter. Mais les temps changent et le pays est forcé de s’ouvrir… doucement.
La Suisse ne ressemble à aucun autre marché juridique international en Europe. Malgré son statut de plaque tournante primordiale pour les sociétés, une seule firme anglo-saxonne (Baker & McKenzie) y a une présence locale importante, et les grands cabinets internationaux n’y sont souvent que représentés. Les structures nationales, en plein essor, dominent (cf. fig. 1) grâce à des relations de confiance. En somme, la situation s’apparente à un pacte de non-agression avec les principaux cabinets anglo-saxons.

La frilosité des cabinets internationaux
Dans les années 1980, un grand nombre de cabinets internationaux ont voulu s’installer en Suisse. Levée de boucliers et protectionnisme national ont eu raison du mouvement. L’ordre des avocats de Genève avait par exemple exigé de Coudert Frères qu’il lui soumette le papier à lettres de tous ses bureaux à travers le monde pour vérifier qu’il ne mentionnait pas que ses avocats avaient le droit de plaider à Genève. Résultat, les cabinets étrangers sont très peu nombreux dans le pays (cf. fig. 2).
Au début des années 2010, la donne change. Plusieurs firmes internationales annoncent s’installer en Suisse ou renforcer leur pratique locale. Holman Fenwick Willan accueille Matthew Parish pour constituer un groupe arbitrage à Genève, ajoutant ainsi la pratique suisse à l’une des matières phares de la firme. Akin Gump arrive à Genève la même année en recrutant l’équipe d’Hogan & Hartson sur le départ après la fusion de la firme avec Lovells. Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan, firme américaine spécialisée en contentieux, profite de l’arrivée de l’ancien directeur juridique de Novartis, Thomas Werlen, fin 2011 pour s’assurer une représentation. Et en 2012, Speechly Bircham et Farrer & Co établissent tous deux une présence à Zurich.
Bird & Bird a de son côté signé en mars 2013 une association avec le cabinet local BCCC Avocats. Cette collaboration est un exemple de la façon dont certaines firmes anglo-saxonnes intègrent le marché suisse. Une stratégie qui sera assurément reprise par certains cabinets dont les projets vers la Suisse n’aboutissent pas. C’est le cas d’Allen & Overy qui n’a trouvé ni associé à délocaliser, ni équipe à accueillir. Le projet semble quasiment abandonné, les cabinets locaux réussissant encore à retenir les jeunes talents qui pourraient être attirés par l’aventure anglo-saxonne. «?Allen & qui ??», chuchote-t-on sur le marché. L’opération aurait pourtant été le signe d’une ouverture significative pour les membres du Magic Circle.
Quoi qu’il en soit, les trois principaux domaines d’expertise pour les firmes étrangères présentes en Suisse sont l’arbitrage, le commerce international et le business tourné vers une clientèle privée (planification du patrimoine, gestion des investissements et de l’impôt). Elles restent donc divisées sur l’opportunité d’avoir ou non une capacité à intervenir en droit suisse. Une poignée d’entre elles emploie un petit nombre de collaborateurs suisses tandis que les autres préfèrent donc s’appuyer sur les relations qu’ils entretiennent avec les cabinets nationaux. Pour l’instant, nombreux sont les étrangers qui se limitent strictement à leurs spécialités. Holman Fenwick se dédie par exemple au commerce international tandis que Withers se concentre sur la clientèle privée.

L’unification juridique
Le pays s’adapte tout de même, à sa manière, aux évolutions des professions juridiques. En 2011, le fédéralisme juridique a perdu de sa superbe : les codes de procédures civile et pénale des vingt-six cantons ont été rassemblés en un seul. Au-delà de faciliter la collaboration entre avocats situés dans différentes villes du pays, cette nouvelle législation favorise conjoncturellement la part du contentieux et de l’arbitrage dans les gros cabinets, pratique qui représente par ailleurs une activité majeure pour la plupart d’entre eux. Cet environnement procédurier se développe en raison de la multiplication des litiges bancaires, particulièrement depuis le contentieux relatif à la fraude Madoff dans laquelle un certain nombre de fonds de placement suisses ont perdu de l’argent. Les cabinets se sont donc logiquement équipés en experts en contentieux et arbitrage, recrutant de nouveaux spécialistes pour faire face à la demande de la clientèle.
Parallèlement, l’attrait de la Suisse a augmenté à la suite de la nouvelle orientation du pays pour mettre fin au dogme du secret bancaire. Pour la plupart des avocats locaux, la Suisse doit à présent être considérée comme une juridiction «?onshore?». Les lois de lutte contre le blanchiment d’argent se sont par exemple durcies et les accords entre États en matière de renseignements fiscaux se multiplient. Il serait bon pour les avocats que le pays se débarrasse de son étiquette de paradis fiscal : les clients internationaux pourraient alors être attirés non pas pour son système bancaire mais par l’expertise de ses professionnels.
Au pénal, enfin, la modification de la procédure a abouti à la suppression du juge d’instruction. Le procureur instruit désormais à charge et à décharge puis soutient l’accusation devant les tribunaux, s’apparentant ainsi au modèle américain. Les allégations sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses contre des avocats. Edgar Paltzer, associé du cabinet Niederer Kraft & Frey, et le banquier Stefan Buck étaient ainsi poursuivis au pénal en mai 2013.

Genève ou Zurich, faut-il choisir ?
Stratégiquement, la localité de l’implantation revêt une haute importance pour les cabinets. Les différences de culture et donc de pratiques entre Genève et Zurich imposent souvent de faire un choix. Certains cabinets assurent cependant que le business helvétique nécessite une présence dans chacune de ces deux villes. En 2010, Lalive, d’origine genevoise, ouvre ainsi un bureau à Zurich et y transfère des associés germanophones. De son côté, Meyerlustenberger et Lachenal se sont liés en mars 2012 pour créer un cabinet présent à Zurich et à Genève, regroupant au total trente associés et une cinquantaine de collaborateurs. La structure devient ainsi un cabinet majeur dans le pays. Lenz & Staehelin (lire entretien avec Andreas von Planta page précédente) est lui aussi bien présent tant à Genève qu’à Zurich. À l’inverse, Homburger et Niederer Kraft & Frey s’assurent une présence dans tout le pays depuis un seul point d’entrée. Ces derniers considèrent qu’il est impossible d’être présent à la fois à Genève et à Zurich, sauf à entretenir deux identités différentes au sein de la même structure. Pour Homburger par exemple, il est tout à fait possible de conseiller des clients français depuis Zurich (lire l’entretien avec Daniel Daeniker page suivante).
Mais Genève et Zurich ne font pas l’entier pays. Certains cabinets sont présents à Lausanne ou à Bâle, ou même à Zoug, comme Meyerlustenberger ou Lenz & Staehelin. Bär & Karrer, quant à lui, est présent à Zurich, Genève et Lugano. Il fait partie de ces cabinets ambitieux qui développent par ailleurs leur activité vers les villes du sud, véritables points d’entrée vers l’Italie. Les entreprises du Nord de la Botte sont en effet attirées par les expertises en tax, M&A et droit bancaires des cabinets suisses.

Des indices d’ouverture
Dans tous les cas, les cabinets suisses présentent une forte clientèle locale qui opère à l’international. Cela leur permet d’avoir une entrée directe sur le marché global sans dépendre d’éventuels réseaux apporteurs d’affaires. Le secteur bancaire s’ouvre lui-même peu à peu. Homburger a conseillé en 2011 le Credit Suisse pour l’émission de huit milliards de dollars d’obligations convertibles. Le Credit Suisse est ainsi devenu l’une des premières banques à émettre des obligations. Et la reprise des opérations de fusions-acquisitions a véritablement débuté en août 2012 lorsque le groupe bancaire suisse Julius Baer a négocié l’achat de la filiale de gestion de patrimoine privé de la banque américaine Merrill Lynch pour 880?millions de dollars (652?millions d’euros). Début avril 2013, la banque suisse a annoncé qu’elle avait absorbé ces mêmes activités au Chili, en Uruguay, au Luxembourg et à Monaco, et prévoit de viser d’autres régions encore, dont le Royaume-Uni.
Mais les cabinets locaux subissent de plus en plus la concurrence des cabinets internationaux qui conseillent à leurs clients d’éviter la loi locale sur les opérations transfrontalières. Un contournement du droit suisse est possible et le contrat est alors régi par les lois britannique ou américaine. Dans ce cas, il n’y a pas de réel besoin d’avocats helvétiques. Ces derniers ramassent alors les miettes des transactions passées sur leur sol. De manière générale, les avocats suisses sont très peu présents sur le marché international, sauf s’ils ont développé une spécialité dans un domaine particulier. Schellenberg Wittmer par exemple, une des rares fusions Genève/Zurich réussie, a une solide réputation en arbitrage international en matière commerciale.
Autre signe de blocage du marché : le nombre trop important d’avocats qui n’exercent pas leur profession. Nombreux sont les jeunes diplômés qui décident d’embrasser une autre carrière, le secteur bancaire restant très attractif pour eux. La difficulté pour les cabinets est alors de réussir leurs recrutements.

L’adaptation des cabinets locaux
Au début des années 2000, la multiplication des lois et la complexification d’une économie globale imbriquée ont amené une spécialisation croissante, même en Suisse. L’avocat helvétique est devenu soit un litigator, un technicien du procès, ou un corporate lawyer, un conseil en droit des affaires. Le généraliste est en voie d’extinction. Aujourd’hui, c’est à un nouveau défi auquel les avocats suisses doivent faire face : celui de la concurrence des nouvelles places d’investissement bancaire. Le gouvernement de Singapour a ainsi fait un effort certain pour attirer la richesse mondiale, principalement en procédant à des évolutions réglementaires pour faciliter l’investissement. Il a ainsi fait appel à un régime d’exonération d’impôt pour l’investissement dans des holdings familiales enregistrées dans la juridiction. De même, le taux le plus élevé de l’impôt des particuliers est de 20?%, l’impôt des sociétés a été réduit de 25,5?% et les revenus et les gains en capital pour les investissements extraterritoriaux détenus par des non-résidents sont exonérés d’impôt. Tout cela fait de Singapour un endroit idéal pour les clients déçus par les obstacles réglementaires de la Suisse. Withers l’a compris en accueillant à Zurich Matthew Feargrieve en février 2013 pour développer une pratique paneuropéenne des fonds d’investissement. Solicitor au Royaume-Uni, aux Îles Vierges et aux Îles Caïmans, Matthew Feargrieve a exercé précédemment dans des cabinets «?offshore?» et s’est spécialisé dans les investissements privés et publics. Une expérience de plus en plus recherchée pour que la Suisse puisse savamment réussir le dosage entre remise en cause de son système du secret bancaire et attraction des investissements étrangers sur son sol. Le grand écart ?

Pascale D'Amore

Lire l’entretien avec Andreas von Planta, senior partner et ancien managing partner, Lenz & Staehelin

Lire l’entretien avec Daniel Daeniker, managing partner, Homburger

Prochains rendez-vous

02 octobre 2024
Sommet du Droit en Entreprise
La rencontre des juristes d'entreprise
DÉJEUNER ● CONFÉRENCES ● DÎNER ● REMISE DE PRIX

Voir le site »

02 octobre 2024
Rencontres du Droit Social
Le rendez-vous des acteurs du Droit social
CONFÉRENCES ● DÉJEUNER  

Voir le site »

Newsletter Flash

Pour recevoir la newsletter du Magazine Décideurs, merci de renseigner votre mail

GUIDE ET CLASSEMENTS

> Guide 2024