Avocats : la Bourse ou la vie !
Faisons un (grand) pas vers le futur et entrons dans les coulisses de la première entrée en Bourse d’un cabinet français. Il compte lever entre 10 et 11,5?millions d’euros grâce à une augmentation de capital. La fourchette de prix de l’offre est comprise entre 3,26 et 3,98?euros par action et la période de souscription court jusqu’au 30?octobre. Son objectif?: investir dans un système informatique performant pour ses clients et racheter les structures régionales positionnées sur son segment pour devenir leader du marché. La firme n’exclut pas de développer son activité à l’international, notamment en Chine.
Aberration
Ce cabinet fictif, qui prend le virage de l’innovation en entrant en Bourse, est maintenant armé pour affronter l’avenir. Après avoir reçu l’agrément de l’Autorité des marchés financiers et publié ses comptes audités, il est à présent coté sur Euronext à Paris. Il propose à ses collaborateurs et salariés des stock-options. Pleinement intégré dans la politique RH de la firme comme un élément du plan de progression des carrières, cela permet aux plus jeunes de contribuer au dynamisme de la structure et aux plus seniors de tracer une voie d’évolution financière au sein du cabinet. Bien sûr, il n’est pas question de concurrencer des géants français comme Bredin Prat ou Darrois dont la présence sur les plus belles opérations financières n’est pas à prendre. Son objectif de croissance est tout autre. Il veut devenir un acteur incontournable de son marché.
« Il est aberrant de dire qu’un cabinet ne peut croître que par autofinancement, c’est un non-sens économique, une impasse intellectuelle », lance Philippe Charles, fondateur de l’Agence des Nouveaux Avocats (AGN). Pour l’avocat, qui a déjà bousculé le marché du droit en ouvrant avec Frédéric Moréas son cabinet fin 2012, lui et ses confrères souffrent de la concurrence des legal start-up, de celle des experts-comptables (dont le capital peut être ouvert à un tiers) et des cabinets européens qui bénéficient d’une réglementation plus favorable. En effet, des pays comme l’Italie, l’Espagne ou la Pologne autorisent déjà l’ouverture d’une partie du capital des cabinets d’avocats. Frédéric Moréas va encore plus loin?: «?L’autofinancement des cabinets d’avocats est une restriction à la libre concurrence subie par les avocats français sur le marché du droit. Je ne serais pas étonné que l’Autorité de la concurrence et/ou la Commission européenne conteste dans peu de temps cette réglementation.?»
Confrères étrangers
Pour réussir son opération, notre cabinet français prend exemple sur ses confrères étrangers qui ont déjà fait leur IPO. Le premier est Slater & Gordon, créé à Melbourne en 1935. En 2007, la firme spécialisée en contentieux a levé 35?millions de dollars australiens (30 M$). Elle répondait ainsi à son principal objectif?: investir dans les contentieux à risque, avec le filet de sécurité que représentent les honoraires de résultat, et devenir monopolistique en absorbant ses concurrents dans tout le pays. Un exemple que les avocats français n’apprécieront pas puisque la firme est en pleine faillite, non pas en raison de son IPO mais pour cause de mauvaise gestion financière. Elle vient en effet d’acquérir la compagnie d’assurance Quindell, une opération qui signe la fin de sa frénésie d’acquisition.
L’œil français se portera donc plus naturellement vers son voisin britannique Gateley, premier cabinet à profiter du Legal Services Act entré en vigueur en 2011. La firme, spécialisée en droit maritime, des transports, des assurances et de la construction, a ouvert son capital à hauteur de 30?% en mai 2015 (alors que la loi n’a pas fixé de limite) sur l’Alternative Investment Market de la Bourse de Londres.
IPO à la sauce française
D’autres exemples sont intervenus entre-temps en Australie?: Integrated Legal Holdings Limited (ILHL) quelques mois après Slater & Gordon et Shine Lawyers en mai?2013. Plusieurs cabinets préparent leur entrée en Bourse?: Cahill Gordon & Reindel (pour son bureau de Londres) et Irwin Mitchell. Même la Chine, un des marchés du droit les plus fermés au monde, est en voie de permettre à Shandong Deheng de lever cinq millions de livres sterling. Les États-Unis, en revanche, bloquent toujours. Ils n’en ont de toute façon pas vraiment besoin. Les cabinets américains – comme le magic circle britannique – ont depuis longtemps des liens suffisamment étroits avec les grandes banques pour que leurs diverses lignes de crédit alimentent leur croissance et, parfois, servent de bouée de sauvetage financière. Depuis la chute d’Enron et la faillite d’Arthur Andersen en 2002, les non-juristes ne sont toujours pas autorisés à être de vrais porteurs de capitaux propres dans les cabinets d’avocats.
À la sauce française, notre IPO virtuelle va donc être conditionnée par un schéma strict. Les avocats restent majoritaires au capital afin d’éviter une prise de contrôle inamicale1. Aucun organe décisionnel ne fait état des dossiers et les investisseurs n’interviennent d’aucune sorte dans leur gestion. Enfin, la possibilité est donnée à une personne désignée, indépendante, de censurer les éventuelles violations aux règles de déontologie… Rien d’impossible donc. D’autant plus que certains investisseurs ont déjà montré leur intérêt pour le marché du doit, comme le prouvent les levées de fonds réalisées par les legal start-up.
Les avocats français font de la résistance
Dans la France d’aujourd’hui, les résistances sont encore nombreuses. Elles proviennent principalement des avocats eux-mêmes qui se déclaraient, début 20152, défavorables à 83?% 3 à l’entrée en Bourse des cabinets. La frilosité est due principalement à la crainte d’une diminution de l’indépendance. C’est pourtant un argument réfuté par les cabinets qui ont déjà fait leur entrée en Bourse. Pour ces derniers, avec des règles de déontologie prédéfinies, il est aisé de considérer que les avocats ont des devoirs primordiaux vis-à-vis de leurs clients. Les intérêts des actionnaires ou des associés passent ensuite.
Mais l’argument des conflits d’intérêts ne peut pas être balayé d’un revers de la main. L’indépendance est ancrée dans l’âme de chaque avocat. Reste qu’ils pourront avoir à faire face à une situation inédite?: celle de l’entrée en Bourse du bureau anglais ou australien d’une firme internationale. Une situation à laquelle seront confrontés les associés américains de Cahill si l’entité anglaise réalise son IPO.
Avant qu’il ne soit trop tard
Pourtant, le risque est réel. Et la France devrait s’y préparer, au lieu de maintenir la frilosité ambiante.« Les legal start-up ont bien compris l’intérêt de lever des fonds, explique Adrien Perrot, un des rares avocats français (membre de l’Incubateur du barreau de Paris) qui plaide pour une possible IPO des cabinets. Les plateformes Internet qui sont basées à Londres et opèrent sous le statut d'Alternative Business Structure ne semblent pas soumises à la directive européenne dite services comme les avocats mais à celle qui règlemente le commerce électronique. Si Legal Zoom arrive en France, on aura du mal à la stopper », prévient l’avocat.. Il ne faut pas refuser de voir les deux cents millions de dollars levés par la start-up et les dizaines de millions recueillis par sa cousine Axiom, qui interpelle ses clients par ce slogan?: «?Oubliez tout ce que vous pensiez savoir sur les services juridiques.?» La France n’est pas à l’abri de l’arrivée d’une société comme l’américaine Avvo qui fournit un service juridique en ligne à 39?dollars les quinze minutes. Sans être un cabinet, elle connecte environ 225?000 avocats à ses clients.
L’entrée en Bourse des cabinets présente donc l’avantage indéniable de donner les moyens aux avocats de contrer cette forme high-tech de concurrence. Ce combat est aujourd’hui celui des institutions représentatives de la profession, qui n’ont d’autres issues que de les surveiller, de les menacer, d’inciter les avocats qui y concourent à respecter la déontologie et de saisir les tribunaux au cas par cas. Financés pour s’armer en logiciels et algorithmes performants, les cabinets d’avocats pourraient reprendre le dessus par le simple jeu de la concurrence. Avant qu’il ne soit trop tard.
Pascale D'Amore
1 Il est même possible qu’à la suite du tour de table, les investisseurs soient assez nombreux pour que le cabinet ne fasse pas d’offre publique. Les titres en deviennent alors plus liquides et la valeur du cabinet moins dépendante des fluctuations du marché.
2 Deuxième édition d’un sondage du cabinet de conseil en alignement stratégique Day One réalisé entre octobre et décembre?2014 auprès d’un panel de managing partners ou associés de cabinets français et internationaux cumulant deux milliards d’euros de chiffre d’affaires.
3 Du côté du barreau d’affaires, ils sont en revanche 61?% à être favorables à l’ouverture du capital à des non-avocats.