Pratiquer le droit, oui, mais à quel prix ? Les juristes sont en effet soumis à un stress et une pression toujours plus grandissants, qu’ils soient conseils ou salariés. Raison pour laquelle leurs conditions de travail font l’objet de nombreuses démarches et réflexions tendant à faire changer les choses, dans un contexte où le mouvement #metoo s’est étendu aux professions juridiques.

Avocats, juristes, notaires et professionnels du droit de tout bord jugent élevé leur niveau de stress. Avec une note de 3,6/5 (5 étant le plus haut niveau de stress), cette appréciation, résultat de notre sondage réalisé auprès de notre lectorat au cours du mois de février, est partagée par tous les répondants à notre enquête, quel que soit leur statut ou leur position dans la hiérarchie.

Vague de délations née de la vague #metoo

Appréciation qui arrive aussi dans un contexte général de dénonciations des comportements déviants, né de la vague #metoo. Et ce, toutes professions confondues, les spécialistes du droit, au premier chef desquels figurent les avocats, n’échappant pas à la règle. Les violences sexuelles et le harcèlement moral aussi bien que les conditions de travail dégradantes constituent des faits aujourd’hui massivement rapportés par les victimes, souvent des femmes. Les réseaux sociaux en deviennent le porte-voix, les témoignages faisant état d’attitudes inappropriées se multiplient. Des comptes Instagram comme Balance ton cabinet, sur le modèle de Balance ton porc, Balance ta start-up, ta rédac, ton stage ou encore ton agency (pour les publicitaires) compilent les déclarations anonymes. Certains cabinets subissent de violentes attaques, quelques noms circulent lorsque les plaintes ne vont pas jusqu’au bâtonnier ou au pénal. Car, depuis récemment, les avocats disposent d’outils leur assurant accompagnement et protection s’ils sont victimes de dérives. Le barreau de Paris a par exemple créé en 2015 la commission ordinale Harcèlement et Discriminations chargée d’instruire les dossiers de harcèlement et de discrimination, et pouvant être saisie par les collaborateurs, les stagiaires, les salariés et les clients des cabinets, victimes de tels agissements. Des personnes formées les écoutent et les conseillent.

Chacun son stress, chacun son chemin pour le maîtriser

Ces agissements répréhensibles sont certes au cœur de l’actualité, mais ils ne résument cependant pas à eux seuls le sentiment de stress qui est partagé par les professionnels du droit. Or, le bien-être des équipes est directement affecté si la pression ressentie n’est pas canalisée. Le barreau de Paris l’a bien compris lorsqu’il a lancé en 2017 un Mooc (une formation interactive en ligne) dont l’un des axes était "la gestion du temps et du stress". Plus récemment, l’EFB a pris l’initiative de mettre en place un module "savoir gérer son stress" assuré par des sophrologues, incluant des cours théoriques ainsi que des exercices de respiration et de la méditation, dans le but de sensibiliser les futurs avocats. Dans son cabinet de conseil, l’avocate Solenne Brugère s’entoure de spécialistes de la santé (sophrologues, kinésithérapeutes, psychologues…) afin d’accompagner chacun de façon adaptée. L’idée : proposer une multitude de solutions afin de toucher le plus grand nombre de personnes et d’augmenter l’efficacité de son action. Chacun son stress, chacun son chemin pour le maîtriser.

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Selon le modèle de Karasek qui fait référence chez les psychologues depuis 1979, le stress provient de l’accumulation de trois facteurs permettant d’évaluer la pression ressentie : une faible autonomie décisionnelle, un manque de soutien social et une charge psychologique de travail importante qui aboutirait à une tension grandissante dans le cadre professionnel.

Dès lors, le management semble être au cœur du sentiment de mal-être au travail. Si les avocats et notaires associés estiment être de bons managers (s’octroyant la note de 3,6/5), les autres praticiens du droit, toutes professions et positions hiérarchiques confondues, considèrent que ce n’est pas le cas, qu’ils exercent en cabinet de conseil ou en entreprise, et les notent 2,2/5. Et lorsqu’on demande aux avocats, juristes et notaires quelles améliorations pourraient leur apporter plus de bonheur au travail, 18 % demandent un management plus humain, et 23 % plus d’esprit d’équipe.

Un minimum de trente heures de management

Ces chiffres mettent en évidence le besoin de formation en management des professionnels libéraux dans leur ensemble. En effet, l’université de droit se désintéresse du sujet. Là où les juristes d’entreprise sont accompagnés dans leur carrière par des plans de gestion des compétences, les avocats et les notaires sont souvent dépourvus des clés indispensables à la gestion d’une équipe. Pourtant, un certain nombre de formations existent aujourd’hui. Le "barreau entrepreneurial" de l’Ordre des avocats de Paris accompagne par exemple les avocats parisiens souhaitant créer ou développer leur structure. Pour cela sont organisées des rencontres avec des professionnels sur des thématiques liées au développement et au management d'un cabinet. Elles prennent même la forme de coachings, menés en partenariat avec Moss Perform et Abcodev, des sociétés spécialisées dans l’accompagnement managérial. Pour améliorer la qualité de gestion des équipes, le Conseil national des barreaux a lui décidé d’harmoniser les programmes de la formation des élèves avocats, en y incluant un minimum de trente heures de management et développement du cabinet et de la vie professionnelle.

Imposer le travail présentiel

Dans un contexte de crise sanitaire, c’est dans l’organisation du travail que la différence entre libéraux et in house devient la plus nette. Les entreprises font preuve d’adaptabilité et se soumettent au Protocole national en entreprise édicté par le ministère du Travail qui incite les employeurs à organiser le télétravail lorsque cela est possible : 56,26 % des salariés exercent depuis leur domicile, quand 18,76 % se rendent encore sur leur lieu de travail habituel. En cabinet, les chiffres s’inversent car 46,94 % des avocats exercent exclusivement depuis leurs bureaux où ils sont retournés dès que cela a été possible. Ils sont seulement 18,73 % à travailler à distance.

 

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Dans une ordonnance du 19 octobre dernier, le Conseil d’État rejette la demande de suspension de ce protocole formulée par le syndicat patronal Plastalliance, car il qualifie la valeur juridique de ce texte de "non contraignante". Le respect par les entreprises des préconisations relatives au télétravail s’explique par le fait que la haute juridiction les base sur l’article L. 4121-1 du Code du travail qui stipule que l’employeur doit garantir la sécurité de ses employés et protéger leur santé physique et mentale. Selon les juges, le protocole constitue "un ensemble de recommandations pour la déclinaison matérielle de l'obligation de sécurité de l'employeur dans le cadre de l'épidémie de covid-19". Le barreau de Paris s’est lui aussi positionné dans une communication d’octobre dernier dans laquelle il déclarait que "le télétravail [devait] être le principe, en particulier s’agissant des avocats collaborateurs, des élèves avocats et des stagiaires". Pourtant, parmi les collaborateurs ayant répondu au sondage, aucun n’a été contraint d’exercer à distance, 23 % s’étant au contraire vu imposer le travail présentiel.

 

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Cette réticence à laisser télétravailler les avocats résulte du fort ancrage de la culture du présentéisme dans les cabinets, où assiduité et productivité sont souvent confondues. Certaines grandes structures comme Allen & Overy ou Reed Smith ont pourtant mis en place une politique de télétravail il y a plusieurs années, démontrant l’applicabilité d’une organisation plus flexible du temps de travail, mais la plupart n’ont vraisemblablement pas adopté de politique générale de télétravail depuis le début de la crise sanitaire. Il semblerait qu’elles soient en revanche nombreuses à y réfléchir : "De plus en plus d’avocats mènent une réflexion à ce sujet, observe Solenne Brugère, qui s’est installée avant la crise pour conseiller ses confrères en matière de RSE et de santé au travail. Ils attendent simplement la fin de cette période complexe pour déployer un plan adapté."

Le "décret couvre-feu"

La difficulté d’acclimatation des avocats est évidente. Voilà pourquoi ils ont contesté les mesures de couvre-feu mis en place depuis plusieurs mois. Le 16 février dernier, l’Ordre des avocats du barreau de Montpellier (soutenu entre autres par le Conseil national des barreaux et le Syndicat des avocats de France) a déposé une requête en référé-liberté contre le "décret couvre-feu". Il y dénonçait l’absence de dérogation permettant à aux clients de se rendre chez leur avocat après 18 heures. Accédant à cette demande, le Conseil d’État a jugé que l’absence de cette dérogation portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale d’exercer un recours effectif devant une juridiction. Défendant avant tout les droits du justiciable, le barreau de Montpellier avait d’autres motifs à invoquer pour appuyer cette requête, cette fois au bénéfice des avocats. Le référé soutenait que les dispositions attaquées méconnaissaient "la liberté d’entreprendre eu égard au préjudice économique important qui découle de l’impossibilité de recevoir un client après 18 heures". Ce sont également leurs intérêts financiers que les avocats ont voulu protéger. Pour s’opposer au couvre-feu, ils avançaient l’impossibilité de mettre en place des consultations à distance dans des conditions satisfaisantes. Pour eux, "le nécessaire recours à la visioconférence après 18 heures n’est pas assorti de garanties suffisantes en ce qu’il ne permet pas de s’assurer de la qualité de la transmission, de la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client, du fait que ce dernier ne se trouve pas sous influence ou de pouvoir certifier son identité". Un argument quelque peu contradictoire avec les résultats de notre sondage puisque les avocats sont 71,4 % à considérer que leur équipement informatique est sécurisé et adapté à la mobilité.

Pascale D'Amore et Léna Fernandes

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