Santé au travail : la profession d’avocat se trouve à un point de bascule
Décideurs Juridiques. Pour quelles raisons selon vous les cabinets d'avocats prennent-ils moins en compte les risques psychosociaux (RPS) que les entreprises ?
Jean-Christophe Villette. J’entends parler de loi du silence, d’une forme d’omertà… Peut-être... Les cabinets d’avocats ne sont cependant pas plus en retard que les professions libérales et les petites entreprises dans leur ensemble. Le sujet des RPS est en France aujourd’hui majoritairement pris en compte dans les grandes entreprises. Certes, une prise de conscience et des actions émergent dans la profession depuis une dizaine d’années, mais les efforts doivent se poursuivre car les avocats sont exposés à un haut niveau de risque psychosocial.
Quels sont les principaux stigmates de ce manque d'intérêt ?
À titre d’exemple, seuls 50 % des avocats souhaitent rester dans la profession et un tiers des avocats ne recommanderaient pas à un jeune de faire ce métier. Il y a des différences en fonction des spécialités mais en moyenne, 50 % des avocats ressentent un niveau de stress qu’ils estiment excessifs. Les autres chiffres disponibles en France et à l’international font également ressortir la profession comme l’une des plus à risque en matière de détresse psychologique (en moyenne 40 %) ou bien d’épuisement professionnel (en moyenne 20 %).
Le métier d'avocat est sujet aux RPS en raison de la charge de travail. Est-il possible, pour une profession libérale, de faire autrement ?
Oui, la charge de travail est un facteur de risque important de la profession. Cependant, les connaissances scientifiques démontrent que le mal-être ou le bien-être psychologiques ne s’apprécient pas au regard d’un seul facteur de risque. Par ailleurs, la notion de facteur de protection est importante à comprendre dans son rôle de réduction du risque. Sur le plan des facteurs psychosociaux professionnels, à titre d’exemple, le modèle de Karasek et Theorell démontre qu’à charge de travail et latitude décisionnelle équivalentes, les impacts sur la santé psychologique d’une population homogène varieront en fonction du soutien professionnel technique et émotionnel reçu de la part de son écosystème relationnel (hiérarchie, collègues, confrères). Par ailleurs, sur le plan individuel : le surengagement ("workaholism"), l’insuffisance de facteurs de protection extraprofessionnels (relations sociales, activités sportives et de loisirs, comportements de santé) ou encore la difficulté à gérer le stress vont augmenter les risques pour la santé.
Quels sont les types de cabinets qui vous sollicitent pour un audit des RPS ?
Nous avons été sollicités principalement dans le cadre de situations individuelles d’épuisement du fait de la charge ou de perte de sens (burn-out, brown-out) avec une forme d’urgence. Les demandes sont venues des personnes elles-mêmes ou d’associés inquiets pour un de leurs collaborateurs (quelle que soit la taille de la structure).
"Nous n’avons reçu aucune sollicitation pour prévenir les problèmes"
Sur un plan plus collectif, nous avons été sollicités par des cabinets français et anglo-saxons (dont l’effectif se situe entre 10 et 40), qui rencontraient des difficultés liées à une perte d’ambiance voire des situations conflictuelles entre associés. Le point commun des cabinets qui nous ont sollicités, c’est un contexte de changement important (cabinet récent à forte croissance, rapprochement de cabinets, départ ou retraite d’associés fondateurs influents). Nous n’avons reçu aucune sollicitation pour prévenir les problèmes. Ce sont des progrès qu’il faut accomplir pour la profession mais en France en général.
Les facteurs entraînant des RPS varient-ils en fonction du statut des avocats (collaborateur ou associé), de leur sexe ou de leur âge ?
Les principaux facteurs professionnels qui favorisent le mal-être sont les suivants : la charge de travail, le fait de devoir atteindre des objectifs élevés d’heures facturables, le technostress, le poids des responsabilités, l’insécurité de l’emploi et le manque de perspectives de carrière, les exigences émotionnelles dans les relations professionnelles, la difficulté à concilier vie personnelle et vie professionnelle, la manque d’autonomie de décision, les conflits de valeurs.
En fonction de la façon dont on est à même d’appréhender ces facteurs de risques et des facteurs de protection mobilisés, la probabilité d’impact est différente. Ce qui est identifié aujourd’hui, c’est une détresse psychologique et liée à l’épuisement plus élevée pour les avocats en cabinet que ceux en entreprise, chez les avocats ayant moins de dix ans d’ancienneté et chez les femmes. Les données sont cependant encore peu nombreuses en France et méritent d’être développées. C’est la raison pour laquelle nous soutenons le travail de thèse qui va être engagé à l’université de Lille.
Le mouvement #metoo, qui implique la dénonciation de comportements déviants chez les avocats, est-il pris en compte ?
Il a certainement un avant et un après l’affaire Weinstein dans la société. La profession s’est également mobilisée très fortement sur ces sujets. Des initiatives indépendantes comme Paye ta robe se sont inscrites dans ce sens. Le Conseil national des barreaux, l’Ordre de Paris et la Conférence des bâtonniers ont signé une charte relative à la lutte contre les discriminations et le harcèlement dans la profession d’avocat. Certaines sanctions commencent aussi à servir d’exemple (le conseil de discipline du Barreau de Paris avait sanctionné, le 25 septembre 2018, le comportement d'un avocat suite aux plaintes de deux stagiaires, auditrice de justice et étudiante). La profession a fait un grand pas, elle est à un point de bascule. Je ressens une vraie volonté chez les nouvelles générations d’avocats de faire évoluer les relations de travail pour que l’entraide et le respect soient au cœur du métier.
Les cabinets craignent-ils pour leur réputation ou les difficultés à recruter ?
La question de la réputation est très présente puisqu’elle détermine le niveau d’attractivité de nouveaux collaborateurs pour certains cabinets. Cependant, le point commun des sollicitations reçues est plus une réaction liée à une inquiétude de court terme elle-même liée à un problème difficile à gérer (santé, conflit, ambiance, départs non souhaités) qu’une demande préventive pour mieux comprendre les éléments qui détermineront des conditions de travails saines. Dans ces situations, c’est surtout l’impact que peuvent avoir ces questions sur la satisfaction des clients et la réputation du cabinet qui sont pris en compte.
Quels types de solutions peuvent-ils mettre en place ?
Il est fondamental que la profession continue de se mobiliser pour mettre en place une démarche globale qui intègre la gestion des alertes mais aussi qui renforce les actions préventives. Favoriser une meilleure connaissance du sujet par des formations et des sensibilisations adaptées à la profession constitue une étape essentielle. Cela doit permettre de mieux identifier les points sur lesquels on doit être vigilants, mais plus globalement de comprendre la cartographie des risques et les solutions possibles sur les plans individuel et collectif. Sur le plan collectif, développer l’entraide et le soutien, les pratiques de reconnaissance, l’alignement autour de valeurs clés sont des axes de travail réalistes et avec un potentiel d’impact positif non négligeable.
Sur le plan plus individuel, se former à la gestion du stress et développer ses facteurs de protection (repos, émotions positives, sport et loisirs, vie sociale) sont également des axes essentiels. En cas de difficulté, la première bonne idée, c’est toujours d’en parler. Si le niveau élevé des impacts sur la santé psychologique est une réalité au sein de la profession, ce n’est pas une fatalité. Des professionnels peuvent vous aider. Osez les solliciter.