Prix excessifs dans le secteur pharmaceutique : comment limiter le risque d’infraction ?
La question de la sanction des prix excessifs par les autorités de concurrence, particulièrement dans le secteur pharmaceutique, fait l’objet de vifs débats depuis quelques années1. Il s’agit d’un sujet d’autant plus sensible qu’il n’existe, à date, que très peu de décisions définitives rendues par des autorités de concurrence européennes en matière pharmaceutique.
Test juridique applicable
L’on sait évidemment que la pratique consistant pour un opérateur dominant à imposer des prix excessifs est interdite par l’article 102 TFUE a) qui sanctionne le fait d’"imposer de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non équitables". Cette incrimination a conservé toute sa pertinence, y compris dans le contexte de la crise sanitaire, puisque la Commission a, dans une communication du 8 avril 2020, rappelé qu’elle ne tolérerait aucun comportement d’entreprises visant à exploiter la crise sanitaire à leur avantage, notamment en pratiquant des prix supérieurs au niveau concurrentiel sans aucune justification2.
La caractérisation d’une telle infraction suppose, au regard du test juridique dégagé par l’arrêt fondateur United Brands (1978)3, la réunion de deux conditions cumulatives : l’existence d’une "disproportion" entre le prix et la valeur du bien4, laquelle se base sur le coût de production du produit et que les prix soient "inéquitables" en eux-mêmes ou par rapport aux produits concurrents5.
Dès 1978, la Cour de Justice insistait bien sur la nécessité d’adopter une méthodologie flexible, notamment en raison des difficultés pour déterminer, avec certitude, le prix de revient des produits concernés6.
"Les autorités de concurrence cherchent à s’appuyer sur de nouveaux critères qui prendraient davantage en compte les spécificités du marché pharmaceutique"
À ce titre, le juge européen relevait qu’il existait des "difficultés non négligeables et quelquefois très grandes d’établissement d’un prix de revient qui peut comporter parfois une répartition discrétionnaire des coûts indirects et des frais généraux et qui peut présenter d’importantes différenciations selon l’importance de l’entreprise, son objet, sa complexité, son étendue territoriale, l’unicité ou la diversité de ses fabrications, le nombre de ses filiales et leur imbrication" pour finalement conclure que la détermination du prix de revient "relatif à la banane ne paraît pas présenter de problèmes insurmontables à résoudre"7. La détermination du prix de revient d’un médicament, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une molécule nouvellement découverte, relève, quant à elle, d’un exercice sensiblement plus complexe que le prix de revient d’un fruit ou autre produit basique.
L’analyse des décisions récentes, qui se réfèrent toutes au test en deux temps de l’arrêt United Brands, illustre d’ailleurs la volonté manifeste des autorités de concurrence de s’appuyer sur de nouveaux critères qui prendraient davantage en compte les spécificités du marché pharmaceutique.
Activisme des autorités de concurrence européennes
En 2016, l’autorité de concurrence italienne a condamné Aspen à 5 millions d’euros d’amende pour avoir augmenté significativement le prix de cinq médicaments anticancéreux8. Dans cette affaire, Aspen avait menacé l’Agence italienne de Pharmacie (AIFA)9, de retirer du marché certains de ses produits si elle refusait d’augmenter leurs prix. Cette posture de négociation avait conduit l’AIFA, sous la contrainte, à accepter une augmentation significative (entre 300 % et 1 500 % du prix initial) du prix de ce médicament. L’autorité de concurrence italienne a pris en compte les critères dégagés par le test United Brands mais s’est également appuyée sur de nouveaux critères pour apprécier le caractère inéquitable de l’augmentation du prix. Ces critères portent notamment sur l’évolution des prix dans le temps, l’absence de justification économique à l’augmentation des prix, l’absence d’alternative pour les patients ou encore le préjudice causé à l’Assurance maladie. La menace de mesures de rétorsion en cas de refus des hausses de prix par l’AIFA a, quant à elle, été prise en compte au stade de l’appréciation de la gravité de l’infraction.
Précisons que, la Commission s’est également saisie de ce même dossier et a adressé une communication des griefs à Aspen qui a conduit à la souscription d’engagements consistant en la réduction de 73 % des prix des médicaments en cause10.
"L’autorité de la concurrence anglaise continue de se montrer particulièrement volontariste en matière de détection et de sanction de prix excessifs dans le secteur pharmaceutique"
Dans sa récente décision Pfizer/Flynn (2017), l’autorité de concurrence anglaise (CMA) a pour sa part sanctionné ces deux laboratoires à 100 millions d’euros d’amende pour avoir abusivement augmenté le prix d’un médicament antiépileptique (Epanutin). La CMA a pris en compte un certain nombre de critères additionnels tenant à l’effet défavorable de l’augmentation du prix pour le patient et pour l’Assurance maladie (NHS) et au fait que le produit ne soit plus protégé par un brevet depuis presque 17 ans11. Cette décision a toutefois été totalement annulée par le Competition Appeal Tribunal (CAT) au motif que la CMA "a appliqué de manière erronée le critère juridique pertinent permettant d’analyser le caractère inéquitable de l’augmentation"12. Selon le CAT, la CMA aurait également dû démontrer le caractère inéquitable des prix en répondant aux éléments de preuve, en particulier les analyses économiques, produits par les défendeurs.
Sur la période récente, l’autorité de la concurrence anglaise continue de se montrer particulièrement volontariste en matière de détection et de sanction de prix excessifs dans le secteur pharmaceutique.
Ainsi, le 15 juillet 2021, la CMA a infligé aux laboratoires Auden Mckenzie et Actavis une amende de plus de 185 millions d’euros pour avoir pratiqué des prix excessifs sur les comprimés d’hydrocortisone en augmentant de 10 000 % le prix de ce traitement vital pour les personnes souffrant d’insuffisance rénale.
Quelques jours seulement après cette condamnation, la CMA a également imposé une amende de 121 millions d’euros à Advanz Pharma pour avoir augmenté de 6 000 % les comprimés de liothyronine, utilisés dans les traitements de l’hypothyroïdie. Elle considère que l’infraction est d’une extrême gravité puisqu’elle "a conduit à une surfacturation du NHS d’un montant significatif, causant un préjudice direct aux patients, dont l’accès au médicament a été restreint ou supprimé en conséquence, et détournant des ressources limitées du NHS"13.
L’analyse de la pratique décisionnelle européenne révèle que l’extrême variabilité des critères utilisés par les autorités de concurrence, mobilisant à la fois des considérations économiques et juridiques, est susceptible de placer les opérateurs dominants en forte insécurité juridique lorsqu’il s’agit d’apprécier si l’évolution de leurs politiques de prix est susceptible de constituer un prix excessif.
Recommandations en vue de réduire le risque d’infraction
Il nous semble toutefois que certains enseignements s’imposent. En effet, nous constatons que les autorités de concurrence ne se saisissent a priori que dans les hypothèses suivantes :
• lorsque le médicament est essentiel pour les patients (ne pouvant, par exemple, pas être remplacé à court terme par un autre médicament) ;
• lorsque l’augmentation du prix est à la fois soudaine et significative ;
• lorsque le médicament n’est pas ou plus protégé par un brevet, empêchant ainsi toute justification du laboratoire sur le fondement de l’amortissement des coûts de R&D ;
• lorsqu’il existe, comme c’est le cas en matière pharmaceutique, de fortes barrières à l’entrée rendant peu probable l’entrée d’un concurrent sur ce marché14; ou
• en l’absence ou en cas de défaillance de la règlementation applicable à la régulation tarifaire des médicaments (ce qui a, par exemple, longtemps été le cas en Angleterre).
Précisons toutefois que l’autorité de concurrence belge a récemment été saisie au sujet du Zolgensma (médicament appartenant à Novartis), premier traitement de thérapie génique (autorisé en Belgique depuis le 1er décembre 2021) qui permet, en une seule injection, d’améliorer les capacités motrices et d’allonger l’espérance de vie des enfants souffrant d’amyotrophie spinale musculaire, maladie génétique extrêmement rare et grave. Ce médicament, dont le prix est fixé à deux millions d’euros est toujours, à date, protégé par un brevet. Selon l’association de consommateurs à l’origine de la plainte, Novartis aurait déjà amorti les coûts de R&D et profiterait du manque total de transparence sur les coûts de fabrication du médicament pour fixer des prix excessivement élevés. L’autorité belge de concurrence sera donc la première autorité de concurrence européenne à devoir se prononcer sur l’application de l’interdiction des prix excessifs aux médicaments bénéficiant encore d’un brevet valide.
Pour réduire le risque juridique, il nous semble que les recommandations suivantes doivent a minima être suivies :
• Recommandation n°1 : analyser, avant toute augmentation significative de prix et au besoin en ayant recours à un juriste/avocat spécialisé en droit de la concurrence, le risque que celle-ci puisse, au sens du droit de la concurrence, conduire à un prix excessif ;
• Recommandation n°2 : veiller à ne pas s’échanger, en interne, de documents qui pourraient s’avérer auto-incriminants en cas d’inspection et de saisie par une autorité de concurrence15 ;
• Recommandation n°3 : disposer d’un argumentaire robuste permettant, en cas de contrôle et/ou de poursuite, de justifier tant le principe que la magnitude de cette augmentation de prix ; et
• Recommandation n°4 : privilégier un dialogue constructif avec les autorités de concurrence en coopérant avec elles en cas de poursuites (ex. après avoir été sanctionnée par l’autorité de concurrence italienne, Aspen a, devant la Commission, souscrit des engagements afin d’éviter une nouvelle amende).
Notes de bas de page :
1 Voir notamment, parmi une littérature abondante, R. Maulin, Récents développements en matière de droit de la concurrence appliqué au secteur pharmaceutique, Concurrences, n° 3-2017, pp. 1 à 8 ; OCDE, compte rendu de la table ronde sur les prix excessifs sur les marchés pharmaceutiques du 10 juillet 2019.
2 Commission, cadre temporaire pour l’évaluation des questions d’antitrust liées à la coopération entre entreprises en réponse aux situations d’urgence découlant de l’épidémie actuelle de COVID-19, 8 avril 2020, § 20.
3 CJUE, arrêt du 14 février 1978, United Brands, aff. 27/76.
4 United Brands, § 251.
5 United Brands, § 252.
6 United Brands, § 254.
7 United Brands, § 254.
8 AGCM, décision du 14 octobre 2016.
9 L’AIFA est l’équivalent italien du CEPS.
10 Commission, décision d’engagements, 10 février 2021.
11 CMA, 15 juin 2017, §§ 1.43 ; 1.44.
12 Competition Appeal Tribunal, 10 mars 2020, § 179.
13 CMA, 29 juillet 2021, §§ 7.32 ; 7.58.
14 OCDE, compte rendu précité, § 37 : "[…] en raison d’obstacles à l’entrée importants et durables, il [est] peu probable que le marché se corrige de lui-même".
15 Rappelons sur ce point que, dans les affaires Pfizer/Flynn et Aspen, un certain nombre d’éléments particulièrement incriminants ont été obtenus par les enquêteurs dans le cadre d’inspections concurrence aux sièges sociaux des laboratoires pharmaceutiques concernés.
SUR L'AUTEUR. Romain Maulin est avocat au barreau de Paris depuis 2009. Disposant d’une double formation Sciences Po (Paris) et droit, il est l’associé fondateur du cabinet Maulin Avocats qu’il a créé en 2018, après avoir exercé pendant près de dix ans dans les départements dédiés au droit de la concurrence des meilleurs cabinets anglo-saxons (Herbert Smith Freehills, Allen & Overy et Dechert). Le cabinet Maulin Avocats, notamment classé en "Forte Notoriété" pour le droit de la concurrence appliqué au secteur de la santé et aux industries pharmaceutiques, conseille les laboratoires pharmaceutiques, en particulier en matière de politiques commerciales et tarifaires.