La visite du pape François aux États-Unis était très attendue dans ce pays qui compte 25 % de catholiques. Édouard Tétreau est l’un des influents conseillers qui a préparé ce voyage : il revient sur les enjeux.

Après trois jours à Cuba, le pape a atterri à Washington le mardi 22 septembre pour un séjour de cinq jours qui est également passé par les villes de New York et Philadelphie. Une visite outre-Atlantique très attendue alors que le souverain pontife, un Argentin d'origine italienne, semblait interpeller la première économie mondiale en mai dernier dans son encyclique Laudato Si. Le pape mettait en effet en garde contre une « conception magique du marché ». Un discours qui se fait l'écho de l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium, où le pontife avait exprimé en 2013 sa position sur les questions économiques. Il insistait alors sur l’attention à porter aux exclus – « l’option préférentielle pour les pauvres ». Dans Laudato Si’ qui traite d’écologie, l’évêque de Rome enfonce le clou. « Tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue. » Il n’en a pas fallu davantage pour mettre le feu aux poudres au pays de Wall Street, où certaines personnalités n’ont pas hésité à le qualifier de communiste.

L’essayiste et financier Édouard Tétreau, qui a participé à la préparation de ce voyage, publie un livre sur le rôle que pourrait jouer ce jésuite dans la moralisation de l’économie mondiale. Il revient pour Décideurs sur la crise systémique qu’il entrevoit, ce « mur de l’argent » que le pape pourrait faire tomber. 

 

Décideurs. Dans votre dernier livre Au-delà du mur de l’argent, vous dressez le portrait d’une économie menacée par un « processus de déshumanisation rapide ». Qu’entendez-vous par là ?

Édouard Tétreau. L’humain est écarté au nom du profit et de la technique. Aujourd’hui, les deux tiers – et bientôt les trois quarts – des transactions sur le marchés financiers sont réalisées par des robots. Ces décisions d’investissement sont importantes. Fondamentalement, il s’agit d’allouer les ressources limitées dont nous disposons aux projets entrepreneuriaux. Mais elles sortent de plus en plus des processus de décisions humains. Et que constate-t-on ? Les marchés financiers sont de plus en plus instables. Le dernier krach sur le marché chinois est en partie lié à ces robots. Les investisseurs sont remplacés par des automates, ne nous étonnons pas qu’ils prennent des décisions d’automate.

 

Décideurs. Votre analyse concerne aussi les effets de la technique sur l’emploi.

É. T. C’est le deuxième aspect de la crise de notre système. Nous assistons au grand remplacement des humains par la technique. Regardez Airbnb : 1 600 collaborateurs et une valorisation de 25,5 milliards de dollars. De son côté, Marriott, le premier groupe hôtelier au monde, emploie 200 000 personnes et n’est valorisé « que » dix-neuf milliards de dollars. La nouvelle économie n’a plus besoin d’humains pour fonctionner. Que doit-on faire de ceux qui en sont exclus ?

 

Décideurs. Un financier qui critique la finance, n’est-ce pas un peu contradictoire ?

É. T. Je conseille surtout des investisseurs de long terme. En ce sens, mon analyse est à leur image. Mes clients sont principalement des dirigeants d’entreprise et des familles industrielles, pas des investisseurs zappeurs. Contrairement à des machines et à ceux qui cherchent des retours à brève échéance, ils tentent de concilier entreprise et bien commun. Ils ont pour la plupart le souci de leurs salariés, mais sans tomber dans le paternalisme. Beaucoup sont aussi des philanthropes – à la française, c’est-à-dire avec gratuité et discrétion. Ce sont tous des êtres humains. C’est le point déterminant de mon analyse !

 

Décideurs. Contrairement à beaucoup de réformateurs, la sortie de crise est selon vous à trouver parmi les décideurs du secteur privé, pas de l’État ?

É. T. Le top-down ne marche pas. La bureaucratie internationale ne fonctionne jamais ou pas de la bonne manière sur ces questions. Ensuite, la nouvelle économie impose une décentralisation. Google et Airbnb, c’est quelques jeunes dans un garage. En Chine, un Jack Ma transforme bien plus son pays que le dernier plan quinquennal du parti. Enfin, en tant qu’entrepreneur chrétien, je suis convaincu de l’efficacité du principe de subsidiarité : prendre les décisions au plus près de ceux qu’elles concernent au lieu de les renvoyer à un niveau de décision supérieur. Il faut agir localement mais penser mondialement.

 

Décideurs. À qui pensez-vous en particulier ?

É. T. Les cinq cents premiers investisseurs mondiaux placent chaque année l’équivalent du PIB mondial, environ 73 000 milliards de dollars. C’est un pouvoir considérable. Il détermine en profondeur nos économies. Il suffirait de convaincre les vingt premiers de la nécessité de redonner son importance à l’humain pour entraîner un basculement majeur. Pour passer du slogan de « l’investissement socialement responsable », qui ressemble à une caricature, à une véritable finance éthique.

 

Décideurs. La visite du pape François aux États-Unis qui est le point d’accroche de votre livre, pourrait-elle susciter cet électrochoc ?

É. T. Le pape n’ira pas à Wall Street pendant son séjour mais il va interpeller les consciences au Congrès et à l’ONU. Il faut s’attendre à des propos dans la ligne de sa dernière encyclique Laudato Si et de l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium. Il y met en garde contre la divinisation de l’argent et du marché. Son souhait est de remettre le projecteur de la conscience au bon endroit : sur la personne humaine. Ma proposition est celle d’un Bretton Woods des religions et de la société civile pendant lequel les grands investisseurs adopteraient par eux-mêmes les principes fondamentaux d’une finance éthique pour notre temps. Je ne m’attends pas à un grand soir.

 

Décideurs. Les logiques de concurrence et par certains aspects de guerres économiques ne freinent-elles pas une telle entente ?

 É. T. Au contraire, c’est la guerre qui a suscité les accords de Bretton Woods en 1945. Aujourd’hui, nous sommes à la veille d’une crise financière historique. J’en explique les ressorts dans mon livre. Cette menace peut fédérer les bonnes volontés avant qu’elle ne se réalise, espérons-le.

 

Décideurs. Que répondez-vous à ceux qui classent le pape parmi les anticapitalistes ?

É. T. Ces gens-là n’ont pas lu l’encyclique. Le pape renvoie dos à dos capitalisme et communisme. Il est sans concession avec cette dernière idéologie, un « régime totalitaire au service de l’extermination de millions de personnes », écrit-il. On ne peut pas être plus clair.

 

Décideurs. Le pape a-t-il lu votre livre ?

É. T. Tout ce que je peux dire c’est que la note que j’avais rédigée il y a un an pour le conseil pontifical pour la culture et qui a inspiré ce livre, a pu lui être transmise.

 

JHF

 

Référence : Édouard Tétreau, Au-delà du mur de l’argent, Stock, Paris, septembre 2015, 200p.

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