Philosophe et écrivain, épicurien dans l’âme et fervent défenseur d’un capitalisme conscient et raisonné, André Comte-Sponville voit dans la moralisation du rôle de l’entreprise une évolution non pas naturelle mais indispensable entamée il y a plus d’un siècle. Explications.

Décideurs. Il y a quelques années vous publiiez « Le capitalisme est-il moral ? ». Concilier quête du profit et souci de l’intérêt collectif vous semble donc réaliste ?

André Comte-Sponville. Bien sûr que c’est réaliste ! C’est même exactement ce qui se passe : si les différentes parties prenantes n’y trouvaient pas leur intérêt, il y a longtemps qu’elles ne travailleraient plus ensemble ! Connaissez-vous un salarié qui travaillerait, s’il n’y trouvait pas son intérêt ? Un client, un actionnaire, un fournisseur qui achète ou vende sans y trouver son intérêt ? Moi pas… Bref, ce n’est pas une question d’intérêt mais de justice, dont le marché n’a cure. C’est pourquoi la loi doit s’en occuper. C’est justement parce que le capitalisme est foncièrement amoral qu’il faut le moraliser, non pas en le rendant intrinsèquement vertueux, ce qui est impossible, mais en lui imposant, de l’extérieur, un certain nombre de limites non marchandes et non marchandables. On le fait d’ailleurs depuis longtemps ! Quand on interdit le travail des enfants, quand on fixe un salaire minimum, quand on instaure les congés payés, la retraire et la Sécurité sociale, quand on garantit les libertés syndicales, quand on sanctionne les abus de position dominante, etc., on moralise le capitalisme. On le fait depuis 150 ans. Ce n’est pas qu’un début : continuons le combat !

Comment faire de cette approche un levier de croissance ?

Je n’en sais rien : interrogez des économistes ! Mon point de vue de philosophe, c’est que la justice vaut par elle-même, croissance ou pas. Et qu’il est plus facile de motiver les salariés et les consommateurs quand ils ont le sentiment de participer à une société point trop injuste.

Quel est le rôle du dirigeant dans cette nouvelle vision de l’entreprise et de sa mission ?

Le même rôle que depuis toujours : faire converger le plus possible les intérêts des actionnaires, des clients et des salariés, mais au service de l’actionnaire. Pourquoi ? Parce que c’est l’actionnaire qui l’emploie et le paie. Le rôle d’un syndicat intelligent, à l’inverse, c’est de faire converger le plus possible les intérêts de ces trois catégories, mais au service des salariés. C’est la forme intelligente de la lutte des classes. Cela vaut mieux que sa forme stupide ou guerrière, mais mieux aussi que sa dénégation, qui voudrait nous faire croire que les intérêts de ces trois catégories convergent toujours spontanément. Si c’était le cas, on n’aurait pas besoin de syndicats, ni d’ailleurs de chefs d’entreprise !

Comment peut-il embarquer actionnaires et équipes dans cette mutation ?

En leur expliquant que c’est leur intérêt. Les actionnaires comprennent facilement qu’ils ont intérêt à ce que les clients soient contents. Mais ils ont souvent plus de mal à comprendre que pour que les clients soient satisfaits, il faut que l’entreprise puisse recruter, fidéliser et motiver les meilleurs des salariés, ce qui suppose qu’ils soient eux aussi satisfaits. Au dirigeant de le faire comprendre aux actionnaires, et de motiver les salariés…

Dans quelle mesure l’État doit-il encourager ou même contraindre les entreprises à privilégier davantage l’intérêt collectif ?

Dans la mesure où ça ne compromet pas la compétitivité des entreprises. Problème d’efficacité, plutôt que de morale. Quant aux mesures concrètes, aux économistes d’en juger…

Propos recueillis par Caroline Castets

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